Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 7.djvu/216

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Et maître de nos sens, qu’il appelle au secours,
70Il échappe souvent, et murmure toujours.
Veux-tu que je te fasse un aveu tout sincère ?
Je ne puis aimer Tite, ou n’aimer pas son frère ;
Et malgré cet amour, je ne puis m’arrêter
Qu’au degré le plus haut où je puisse monter.
75Laisse-moi retracer ma vie en ta mémoire :
Tu me connois assez pour en savoir l’histoire ;
Mais tu n’as pu connaître, à chaque événement,
De mon illustre orgueil quel fut le sentiment.
En naissant, je trouvai l’empire en ma famille.
80Néron m’eut pour parente, et Corbulon pour fille[1] ;
Et le bruit qu’en tous lieux fit sa haute valeur,
Autant que ma naissance enfla mon jeune cœur.
De l’éclat des grandeurs par là préoccupée,
Je vis d’un œil jaloux Octavie et Poppée[2] ;
85Et Néron, des mortels et l’horreur et l’effroi,
M’eût paru grand héros, s’il m’eût offert sa foi.
Après tant de forfaits et de morts entassées,
Les troupes du levant, d’un tel monstre lassées,
Pour César en sa place élurent Corbulon.
90Son austère vertu rejeta ce grand nom :
Un lâche assassinat en fut le prompt salaire[3].
Mais mon orgueil, sensible à ces honneurs d’un père,
Prit de tout autre rang une assez forte horreur
Pour me traiter dans l’âme en fille d’empereur.

  1. Il y a lieu de croire que Cnéius Domitius Corbulon appartenait à l’illustre famille Domitia ; l’empereur Néron était, comme l’on sait, fils de Cnéius Domitius Ahenobarbus. En outre, la sœur de Corbulon, Cæsonia, avait épousé Caligula : voyez Pline l’ancien, livre VII, chapitre v.
  2. Par une erreur singulière, les éditions de 1679 et de 1682 portent toutes deux Pompée, pour Poppée, et un peu plus loin, au vers 115, Martine, pour Martie.
  3. Corbulon ayant appris, à son arrivée à Corinthe, que Néron, qui l’avait mandé en Grèce, avait ordonné sa mort, se frappa lui-même de son épée, l’an 67 après Jésus-Christ, et dit en mourant : « Je l’ai mérité. »