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Il vous prit quelque argent, mais ce petit butin
À peine lui dura du soir jusqu’au matin ;
Et pour gagner Paris, il vendit par la plaine
Des brevets à chasser la fièvre et la migraine,
Dit la bonne aventure, et s’y rendit ainsi.
Là, comme on vit d’esprit, il en vécut aussi.
Dedans Saint-Innocent il se fit secrétaire :
Après, montant d’état, il fut clerc d’un notaire.
Ennuyé de la plume, il le quitta soudain,
Et fit danser un singe au faubourg Saint-Germain.
Il se mit sur la rime, et l’essai de sa veine
Enrichit les chanteurs de la Samaritaine.
Son style prit après de plus beaux ornements ;
Il se hasarda même à faire des romans,
Des chansons pour Gautier, des pointes pour Guillaume.
Depuis, il trafiqua de chapelets, de baume,
Vendit du mithridate en maître opérateur,
Revint dans le palais, et fut solliciteur.
Enfin, jamais Buscon, Lazarille de Tormes,
Sayavèdre, et Gusman, ne prirent tant de formes.
C’était là pour Dorante un honnête entretien !

Pridamant.

Que je vous suis tenu de ce qu’il n’en sait rien !

Alcandre.

Sans vous faire rien voir, je vous en fais un conte,
Dont le peu de longueur épargne votre honte.
Las de tant de métiers sans bonheur et sans fruit,
Quelque meilleur destin à Bordeaux l’a conduit ;
Et là, comme il pensait au choix d’un exercice,
Un brave du pays l’a pris à son service.
Ce guerrier amoureux en a fait son agent :
Cette commission l’a remeublé d’argent ;
Il sait avec adresse, en portant les paroles,
De la vaillante dupe attraper les pistoles ;
Même de son agent il s’est fait son rival,
Et la beauté qu’il sert ne lui veut point de mal.
Lorsque de ses amours vous aurez vu l’histoire,
Je vous le veux montrer plein d’éclat et de gloire,
Et la même action qu’il pratique aujourd’hui.

Pridamant.

Que déjà cet espoir soulage mon ennui !

Alcandre.

Il a caché son nom en battant la campagne,
Et s’est fait de Clindor le sieur de la Montagne ;
C’est ainsi que tantôt vous l’entendrez nommer.
Voyez tout sans rien dire, et sans vous alarmer.
Je tarde un peu beaucoup pour votre impatience :
N’en concevez pourtant aucune défiance :
C’est qu’un charme ordinaire a trop peu de pouvoir
Sur les spectres parlants qu’il faut vous faire voir.
Entrons dedans ma grotte, afin que j’y prépare
Quelques charmes nouveaux pour un effet si rare.


ACTE SECOND


Scène première

ALCANDRE, PRIDAMANT.
Alcandre.

Quoi qu’il s’offre à nos yeux, n’en ayez point d’effroi :
De ma grotte surtout ne sortez qu’après moi ;
Sinon, vous êtes mort. Voyez déjà paraître
Sous deux fantômes vains votre fils et son maître.

Pridamant.

Ô dieux ! je sens mon âme après lui s’envoler.

Alcandre.

Faites-lui du silence, et l’écoutez parler.

(Alcandre et Pridamant se retirent dans un des côtés du théâtre.)

Scène II

MATAMORE, CLINDOR.
Clindor.

Quoi ! monsieur, vous rêvez ! et cette âme hautaine,
Après tant de beaux faits, semble être encore en peine !
N’êtes-vous point lassé d’abattre des guerriers ?
Et vous faut-il encor quelques nouveaux lauriers ?

Matamore.

Il est vrai que je rêve, et ne saurais résoudre
Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre,
Du grand sophi de Perse, ou bien du grand mogor.

Clindor.

Eh ! de grâce, monsieur, laissez-les vivre encor.
Qu’ajouterait leur perte à votre renommée ?
D’ailleurs, quand auriez-vous rassemblé votre armée ?

Matamore.

Mon armée ? Ah, poltron ! ah, traître ! pour leur mort
Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ?
Le seul bruit de mon nom renverse les murailles,
Défait les escadrons, et gagne les batailles.
Mon courage invaincu contre les empereurs
N’arme que la moitié de ses moindres fureurs ;
D’un seul commandement que je fais aux trois Parques,
Je dépeuple l’État des plus heureux monarques ;
Le foudre est mon canon, les Destins mes soldats :
Je couche d’un revers mille ennemis à bas.
D’un souffle je réduis leurs projets en fumée ;
Et tu m’oses parler cependant d’une armée !
Tu n’auras plus l’honneur de voir un second Mars ;
Je vais t’assassiner d’un seul de mes regards,
Veillaque : toutefois, je songe à ma maîtresse ;
Ce penser m’adoucit. Va, ma colère cesse,