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Isabelle.

Ce n’est pas honte à lui, les rois en font autant,
Du moins si ce grand bruit qui court de vos merveilles
N’a trompé mon esprit en frappant mes oreilles.

Matamore.

Vous le pouvez bien croire ; et pour le témoigner,
Choisissez en quels lieux il vous plaît de régner ;
Ce bras tout aussitôt vous conquête un empire :
J’en jure par lui-même, et cela c’est tout dire.

Isabelle.

Ne prodiguez pas tant ce bras toujours vainqueur ;
Je ne veux point régner que dessus votre cœur :
Toute l’ambition que me donne ma flamme,
C’est d’avoir pour sujets les désirs de votre âme.

Matamore.

Ils vous sont tout acquis, et pour vous faire voir
Que vous avez sur eux un absolu pouvoir,
Je n’écouterai plus cette humeur de conquête ;
Et laissant tous les rois leurs couronnes en tête,
J’en prendrai seulement deux ou trois pour valets,
Qui viendront à genoux vous rendre mes poulets.

Isabelle.

L’éclat de tels suivants attirerait l’envie
Sur le rare bonheur où je coule ma vie ;
Le commerce discret de nos affections
N’a besoin que de lui pour ces commissions.

Matamore.

Vous avez, Dieu me sauve ! un esprit à ma mode ;
Vous trouvez, comme moi, la grandeur incommode.
Les sceptres les plus beaux n’ont rien pour moi d’exquis ;
Je les rends aussitôt que je les ai conquis,
Et me suis vu charmer quantité de princesses,
Sans que jamais mon cœur les voulût pour maîtresses.

Isabelle.

Certes, en ce point seul je manque un peu de foi.
Que vous ayez quitté des princesses pour moi !
Que vous leur refusiez un cœur dont je dispose !

Matamore, montrant Clindor.

Je crois que la Montagne en saura quelque chose.
Viens çà. Lorsqu’en la Chine, en ce fameux tournoi,
Je donnai dans la vue aux deux filles du roi,
Que te dit-on en cour de cette jalousie
Dont pour moi toutes deux eurent l’âme saisie ?

Clindor.

Par vos mépris enfin l’une et l’autre mourut.
J’étais lors en Égypte, où le bruit en courut ;
Et ce fut en ce temps que la peur de vos armes
Fit nager le grand Caire en un fleuve de larmes.
Vous veniez d’assommer dix géants en un jour ;
Vous aviez désolé les pays d’alentour,
Rasé quinze châteaux, aplani deux montagnes,
Fait passer par le feu villes, bourgs et campagnes,
Et défait, vers Damas, cent mille combattants.

Matamore.

Que tu remarques bien et les lieux et les temps !
Je l’avais oublié.

Isabelle.

Je l’avais oublié.Des faits si pleins de gloire
Vous peuvent-ils ainsi sortir de la mémoire ?

Matamore.

Trop pleine de lauriers remportés sur les rois,
Je ne la charge point de ces menus exploits.


Scène V

MATAMORE, ISABELLE, CLINDOR, page
Page.

Monsieur.

Matamore.

Monsieur.Que veux-tu, page ?

Page.

Monsieur. Que veux-tu, page ?Un courrier vous demande.

Matamore.

D’où vient-il ?

Page.

D’où vient-il ?De la part de la reine d’Islande.

Matamore.

Ciel, qui sais comme quoi j’en suis persécuté,
Un peu plus de repos avec moins de beauté ;
Fais qu’un si long mépris enfin la désabuse.

Clindor.

Voyez ce que pour vous ce grand guerrier refuse.

Isabelle.

Je n’en puis plus douter.

Clindor.

Je n’en puis plus douter.Il vous le disait bien.

Matamore.

Elle m’a beau prier, non, je n’en ferai rien.
Et quoi qu’un fol espoir ose encor lui promettre,
Je lui vais envoyer sa mort dans une lettre.
Trouvez-le bon, ma reine, et souffrez cependant
Une heure d’entretien de ce cher confident,
Qui, comme de ma vie il sait toute l’histoire,
Vous fera voir sur qui vous avez la victoire.

Isabelle.

Tardez encore moins ; et par ce prompt retour,
Je jugerai quel est envers moi votre amour.


Scène VI

CLINDOR, ISABELLE.
Clindor.

Jugez plutôt par là l’humeur du personnage :
Ce page n’est chez lui que pour ce badinage,
Et venir d’heure en heure avertir sa grandeur
D’un courrier, d’un agent, ou d’un ambassadeur.