Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 1.djvu/218

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Digne soif de vengeance, à quoi m’exposez-vous,
De laisser affaiblir un si juste courroux ?
Il m’aime, et de mes yeux je m’en vois méprisée !
Je l’aime, et ne lui sers que d’objet de risée !
Silence, amour, silence ; il est temps de punir.
J’en ai donné ma foi, laisse-moi la tenir ;
Puisque ton faux espoir ne fait qu’aigrir ma peine,
Fais céder tes douceurs à celles de la haine.
Il est temps qu’en mon cœur elle règne à son tour,
Et l’amour outragé ne doit plus être amour.


Scène VII

MATAMORE.

Les voilà, sauvons-nous. Non, je ne vois personne.
Avançons hardiment. Tout le corps me frissonne.
Je les entends, fuyons. Le vent faisait ce bruit.
Marchons sous la faveur des ombres de la nuit.
Vieux rêveur, malgré toi j’attends ici ma reine.
Ces diables de valets me mettent bien en peine.
De deux mille ans et plus, je ne tremblai si fort.
C’est trop me hasarder ; s’ils sortent, je suis mort ;
Car j’aime mieux mourir que leur donner bataille,
Et profaner mon bras contre cette canaille.
Que le courage expose à d’étranges dangers !
Toutefois, en tous cas, je suis des plus légers ;
S’il ne faut que courir, leur attente est dupée :
J’ai le pied pour le moins aussi bon que l’épée.
Tout de bon, je les vois : c’est fait, il faut mourir :
J’ai le corps si glacé, que je ne puis courir.
Destin, qu’à ma valeur tu te montres contraire !…
C’est ma reine elle-même, avec mon secrétaire !
Tout mon corps se déglace : écoutons leurs discours,
Et voyons son adresse à traiter mes amours.


Scène VIII

CLINDOR, ISABELLE, MATAMORE.
Isabelle.
(Matamore écoute caché.)

Tout se prépare mal du côté de mon père ;
Je ne le vis jamais d’une humeur si sévère :
Il ne souffrira plus votre maître, ni vous ;
Votre rival, d’ailleurs, est devenu jaloux :
C’est par cette raison que je vous fais descendre ;
Dedans mon cabinet ils pourraient nous surprendre ;
Ici nous parlerons en plus de sûreté :
Vous pourrez vous couler d’un et d’autre côté ;
Et si quelqu’un survient, ma retraite est ouverte.

Clindor.

C’est trop prendre de soin pour empêcher ma perte.

Isabelle.

Je n’en puis prendre trop pour assurer un bien
Sans qui tous autres biens à mes yeux ne sont rien,
Un bien qui vaut pour moi la terre tout entière,
Et pour qui seul enfin j’aime à voir la lumière.
Un rival par mon père attaque en vain ma foi ;
Votre amour seul a droit de triompher de moi :
Des discours de tous deux je suis persécutée ;
Mais pour vous je me plais à me voir maltraitée.
Et des plus grands malheurs je bénirais les coups,
Si ma fidélité les endurait pour vous.

Clindor.

Vous me rendez confus, et mon âme ravie
Ne vous peut, en revanche, offrir rien que ma vie ;
Mon sang est le seul bien qui me reste en ces lieux,
Trop heureux de le perdre en servant vos beaux yeux !
Mais si mon astre un jour, changeant son influence,
Me donne un accès libre aux lieux de ma naissance,
Vous verrez que ce choix n’est pas fort inégal,
Et que, tout balancé, je vaux bien mon rival.
Mais, avec ces douceurs, permettez-moi de craindre
Qu’un père et ce rival ne veuillent vous contraindre.

Isabelle.

N’en ayez point d’alarme, et croyez qu’en ce cas
L’un aura moins d’effet que l’autre n’a d’appas.
Je ne vous dirai point où je suis résolue :
Il suffit que sur moi je me rends absolue.
Ainsi tous les projets sont des projets en l’air.
Ainsi…

Matamore.

Ainsi…Je n’en puis plus : il est temps de parler.

Isabelle.

Dieux ! on nous écoutait.

Clindor.

Dieux ! on nous écoutait.C’est notre capitaine :
Je vais bien l’apaiser ; n’en soyez pas en peine.


Scène IX

MATAMORE, CLINDOR.
Matamore.

Ah ! traître !

Clindor.

Ah ! traître !Parlez bas, ces valets…

Matamore.

Ah ! traître ! Parlez bas, ces valets…Eh bien ! quoi ?

Clindor.

Ils fondront tout à l’heure et sur vous et sur moi.

Matamore, le tire en un coin du théâtre.

Viens çà. Tu sais ton crime, et qu’à l’objet que j’aime,
Loin de parler pour moi, tu parlais pour toi-même ?

Clindor.

Oui, pour me rendre heureux j’ai fait quelques efforts.

Matamore.

Je te donne le choix de trois ou quatre morts ;
Je vais, d’un coup de poing, te briser comme verre,