Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 1.djvu/227

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Clindor.

Mon âme (car encor ce beau nom te demeure,
Et te demeurera jusqu’à tant que je meure),
Crois-tu qu’aucun respect ou crainte du trépas
Puisse obtenir sur moi ce que tu n’obtiens pas ?
Dis que je suis ingrat, appelle-moi parjure ;
Mais à nos feux sacrés ne fais plus tant d’injure :
Ils conservent encor leur première vigueur ;
Et si le fol amour qui m’a surpris le cœur
Avait pu s’étouffer au point de sa naissance,
Celui que je te porte eût eu cette puissance.
Mais en vain mon devoir tâche à lui résister ;
Toi-même as éprouvé qu’on ne le peut dompter.
Ce dieu qui te força d’abandonner ton père,
Ton pays et tes biens, pour suivre ma misère,
Ce dieu même aujourd’hui force tous mes désirs
À te faire un larcin de deux ou trois soupirs.
À mon égarement souffre cette échappée,
Sans craindre que ta place en demeure usurpée.
L’amour dont la vertu n’est point le fondement
Se détruit de soi-même, et passe en un moment ;
Mais celui qui nous joint est un amour solide,
Où l’honneur a son lustre, où la vertu préside ;
Sa durée a toujours quelques nouveaux appas,
Et ses fermes liens durent jusqu’au trépas.
Mon âme, derechef pardonne à la surprise
Que ce tyran des cœurs a faite à ma franchise ;
Souffre une folle ardeur qui ne vivra qu’un jour,
Et qui n’affaiblit point le conjugal amour.

Isabelle.

Hélas ! que j’aime bien à m’abuser moi-même !
Je vois qu’on me trahit, et veux croire qu’on m’aime ;
Je me laisse charmer à ce discours flatteur,
Et j’excuse un forfait dont j’adore l’auteur.
Pardonne, cher époux, au peu de retenue
Où d’un premier transport la chaleur est venue :
C’est en ces accidents manquer d’affection
Que de les voir sans trouble et sans émotion.
Puisque mon teint se fane et ma beauté se passe,
Il est bien juste aussi que ton amour se lasse ;
Et même je croirai que ce feu passager
En l’amour conjugal ne pourra rien changer.
Songe un peu toutefois à qui ce feu s’adresse,
En quel péril te jette une telle maîtresse.
Dissimule, déguise, et sois amant discret.
Les grands en leur amour n’ont jamais de secret ;
Ce grand train qu’à leurs pas leur grandeur propre attache
N’est qu’un grand corps tout d’yeux à qui rien ne se cache,
Et dont il n’est pas un qui ne fît son effort
À se mettre en faveur par un mauvais rapport.
Tôt ou tard Florilame apprendra tes pratiques,
Ou de sa défiance, ou de ses domestiques ;
Et lors (à ce penser je frissonne d’horreur)
À quelle extrémité n’ira point sa fureur ?
Puisqu’à ces passe-temps ton humeur te convie,
Cours après tes plaisirs, mais assure ta vie.
Sans aucun sentiment je te verrai changer,
Lorsque tu changeras sans te mettre en danger.

Clindor.

Encore une fois donc tu veux que je te die
Qu’auprès de mon amour je méprise ma vie ?
Mon âme est trop atteinte, et mon cœur trop blessé,
Pour craindre les périls dont je suis menacé.
Ma passion m’aveugle, et pour cette conquête
C’est hasarder trop peu de hasarder ma tête.
C’est un feu que le temps pourra seul modérer ;
C’est un torrent qui passe et ne saurait durer.

Isabelle.

Eh bien, cours au trépas, puisqu’il a tant de charmes
Et néglige ta vie aussi bien que mes larmes.
Penses-tu que ce prince, après un tel forfait,
Par ta punition se tienne satisfait ?
Qui sera mon appui lorsque ta mort infâme
À sa juste vengeance exposera ta femme,
Et que sur la moitié d’un perfide étranger
Une seconde fois il croira se venger ?
Non, je n’attendrai pas que ta perte certaine
Puisse attirer sur moi les restes de ta peine,
Et que de mon honneur, gardé si chèrement,
Il fasse un sacrifice à son ressentiment.
Je préviendrai la honte où ton malheur me livre,
Et saurai bien mourir, si tu ne veux pas vivre.
Ce corps, dont mon amour t’a fait le possesseur,
Ne craindra plus bientôt l’effort d’un ravisseur.
J’ai vécu pour t’aimer, mais non pour l’infamie
De servir au mari de ton illustre amie.
Adieu ; je vais du moins, en mourant avant toi,
Diminuer ton crime, et dégager ta foi.

Clindor.

Ne meurs pas, chère épouse, et dans un second change
Vois l’effet merveilleux où ta vertu me range.
M’aimer malgré mon crime, et vouloir par ta mort
Éviter le hasard de quelque indigne effort !
Je ne sais qui je dois admirer davantage,
Ou de ce grand amour, ou de ce grand courage ;
Tous les deux m’ont vaincu : je reviens sous tes lois,
Et ma brutale ardeur va rendre les abois ;
C’en est fait, elle expire, et mon âme plus saine
Vient de rompre les nœuds de sa honteuse chaîne.
Mon cœur, quand il fut pris, s’était mal défendu ;
Perds-en le souvenir.

Isabelle.

Perds-en le souvenir.Je l’ai déjà perdu.

Clindor.

Que les plus beaux objets qui soient dessus la terre
Conspirent désormais à me faire la guerre ;
Ce cœur, inexpugnable aux assauts de leurs yeux
N’aura plus que les tiens pour maîtres et pour dieux.