Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 1.djvu/497

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Ni sous l’espoir flatteur de quelque impunité,

Mais par un pur effet de générosité.

Je le nommerais mieux, si vous pouviez comprendre

Par quel zèle un chrétien ose tout entreprendre.

La mort, qu’avec ce nom je ne puis éviter,

Ne vous laisse aucun lieu de vous inquiéter :

Qui s’apprête à mourir, qui court à ses supplices,

N’abaisse pas son âme à ces molles délices

Et, près de rendre compte à son juge éternel,

Il craint d’y porter même un désir criminel.

J’ai soustrait Théodore à la rage insensée

Sans blesser sa pudeur de la moindre pensée ;

Elle fut, et sans tache, où l’inspire son Dieu.

Ne m’en demandez point ni l’ordre ni le lieu ;

Comme je n’en prétends ni faveur ni salaire,

J’ai voulu l’ignorer, afin de le mieux taire.

Placide

Ah ! Tu me fais ici des contes superflus :

J’ai trop été crédule, et je ne le suis plus.

Quoi ! Sans rien obtenir, sans même rien prétendre,

Un zèle de chrétien t’a fait tout entreprendre ?

Quel prodige pareil s’est jamais rencontré ?

Didyme

Paulin vous aura dit comme je suis entré ;

Prêtez l’oreille au reste, et punissez ensuite

Tout ce que vous verrez de coupable en sa fuite.

Placide

Dis, mais en peu de mots, et sûr que les tourments

M’auront bientôt vengé de tes déguisements.

Didyme

La princesse, à ma vue, également atteinte

D’étonnement, d’horreur, de colère et de crainte,

À tant de passions exposée à la fois,

A perdu quelque temps l’usage de la voix :

Aussi j’avais l’audace encor sur le visage

Qui parmi ces mutins m’avait donné passage,

Et je portais encor sur le front imprimé

Cet insolent orgueil dont je l’avais armé.

Enfin, reprenant cœur : "Arrête, me dit-elle,

Arrête", et m’allait faire une longue querelle ;

Mais, pour laisser agir l’erreur qui la surprend,

Le temps était trop cher, et le péril trop grand ;

Donc, pour la détromper : "Non, lui dis-je, Madame,

Quelque outrageux mépris dont vous traitiez ma flamme,

Je ne viens point ici, comme amant indigné,

Me venger de l’objet dont je fus dédaigné ;

Une plus sainte ardeur règne au cœur de Didyme :

Il vient de votre honneur se faire la victime,

Le payer de son sang, et s’exposer pour vous

À tout ce qu’oseront la haine et le courroux ;

Fuyez sous mon habit, et me laissez, de grâce,

Sous le vôtre en ces lieux occuper votre place ;

C’est par ce moyen seul qu’on peut vous garantir ;

Conservez une vierge en faisant un martyr."

Elle, à cette prière, encor demi-tremblante

Et mêlant à sa joie un reste d’épouvante,

Me demande pardon, d’un visage étonné,

De tout ce que son âme a craint ou soupçonné ;

Je m’apprête à l’échange, elle à la mort s’apprête :

Je lui tends mes habits, elle m’offre sa tête

Et demande à sauver un si précieux bien

Aux dépens de son sang, plutôt qu’au prix du mien.

Mais Dieu la persuade, et notre combat cesse :

Je vois, suivant mes vœux, échapper la princesse.

Paulin

C’était donc à dessein qu’elle cachait ses yeux,

Comme rouge de honte, en sortant de ces lieux ?

Didyme

En lui disant adieu je l’en avais instruite.

Et le ciel a daigné favoriser sa fuite.

Seigneur, ce peu de mots suffit pour vous guérir :

Vivez sans jalousie, et m’envoyez mourir.

Placide

Hélas ! Et le moyen d’être sans jalousie,

Lorsque ce cher objet te doit plus que la vie ?

Ta courageuse adresse à ses divins appas

Vient de rendre un secours que leur devait mon bras,

Et, lorsque je me laisse amuser de paroles,

Tu t’exposes pour elle, ou plutôt tu t’immoles ;

Tu donnes tout ton sang pour lui sauver l’honneur.

Et je ne serais pas jaloux de ton bonheur ?

Mais ferais-je périr celui qui l’a sauvée,

Celui par qui Marcelle est pleinement bravée,

Qui m’a rendu ma gloire, et préservé mon front

Des infâmes couleurs d’un si mortel affront ?

Tu vivras. Toutefois défendrai-je ta tête.

Alors que Théodore est ta juste conquête,

Et que cette beauté qui me tient sous sa loi

Ne saurait plus sans crime être à d’autres qu’à toi ?

N’importe, si ta flamme en est mieux écoutée,

Je dirai seulement que tu l’as méritée,

Et, sans plus regarder ce que j’aurai perdu,

J’aurai devant les yeux ce que tu m’as rendu.

De mille déplaisirs qui m’arrachaient la vie

Je n’ai plus que celui de te porter envie ;

Je saurai bien le vaincre, et garder pour tes feux,

Dans une âme jalouse, un esprit généreux :

Va donc, heureux rival, rejoindre ta princesse ;

Dérobe-toi comme elle aux yeux d’une tigresse ;

Tu m’as sauvé l’honneur, j’assurerai tes jours,

Et mourrai, s’il le faut, moi-même, à ton secours.

Didyme

Seigneur…

Placide

Ne me dis rien. Après de tels services,

Je n’ai rien à prétendre à moins que tu périsses ;

Je le sais, je l’ai dit. Mais, dans ce triste état,

Je te suis redevable et ne puis être ingrat.