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ANDROMÈDE [1],
TRAGÉDIE — 1650.


À M. M. M. M.

Madame,

C’est vous rendre un hommage bien secret que de vous le rendre ainsi, et je m’assure que vous aurez de la peine vous-même à reconnaître que c’est à vous à qui je dédie cet ouvrage. Ces quatre lettres hiéroglyphiques vous embarrasseront aussi bien que les autres, et vous ne vous apercevrez jamais qu’elles parlent de vous, jusqu’à ce que je vous les explique ; alors vous m’avouerez sans doute que je suis fort exact à ma parole, et fort ponctuel à l’exécution de vos commandements. Vous l’avez voulu, et j’obéis ; je vous l’ai promis, et je m’acquitte. C’est peut-être vous en dire trop pour un homme qui se veut cacher quelques temps à vous-même ; et pour peu que vous fassiez de réflexion sur mes dernières visites, vous devinerez à demi que c’est à vous que ce compliment s’adresse. N’achevez pas, je vous prie, et laissez-moi la joie de vous surprendre par la confidence que je vous en dois. Je vous en conjure par tout le mérite de mon obéissance, et ne vous dis point en quoi les belles qualités d’Andromède approchent de vos perfections, ni quel rapport ses aventures ont avec les vôtres ; ce serait faire un miroir où vous vous verriez trop aisément, et vous ne pourriez plus rien ignorer de ce que j’ai à vous dire. Préparez-vous seulement à la recevoir, non pas tant comme un des plus beaux spectacles que la France ait vus, que comme une marque respectueuse de l’attachement inviolable à votre service, dont fait vœu,

Madame,
Votre très-humble, très-obéissant, et très-obligé serviteur,
CORNEILLE.

ARGUMENT
TIRÉ DU QUATRIÈME ET CINQUIÈME LIVRE DES MÉTAMORPHOSES D’OVIDE.

« Cassiope, femme de Céphée, roi d’Éthiopie, fut si vaine de sa beauté, qu’elle osa la préférer à celle des néréides, donc ces nymphes irritées firent sortir de la mer un monstre, qui fit de si étranges ravages sur les terres de l’obéissance du roi son mari, que les forces humaines ne pouvant donner aucun remède à des misères si grandes, on recourut à l’oracle de Jupiter Ammon. La réponse qu’en reçurent ces malheureux princes fut un commandement d’exposer à ce monstre Andromède, leur fille unique, pour en être dévorée. Il fallut exécuter ce triste arrêt ; et cette illustre victime fut attachée à un rocher, où elle n’attendait que la mort, lorsque Persée, fils de Jupiter et de Danaé, passant par hasard, jeta les yeux sur elle : il revenait de la conquête glorieuse de la tête de Méduse, qu’il portait sous son bouclier, et voulait au milieu de l’air au moyen des ailes qu’il avait attachées aux deux pieds, de la façon qu’on nous peint Mercure. Ce fut d’elle-même qu’il apprit la cause de sa disgrâce ; et l’amour que ses premiers regards lui donnèrent lui fit en même temps former le dessein de combattre ce monstre, pour conserver des jours qui lui étaient devenus si précieux.

Avant que d’entrer au combat, il eut loisir de tirer parole de ses parents que les fruits en seraient pour lui, et reçut les effets de cette promesse sitôt qu’il eut tué le monstre.

Le roi et la reine donnèrent avec grande joie leur fille à son libérateur ; mais la magnificence des noces fut troublée par la violence que voulut faire Phinée, frère du roi, et oncle de la princesse, à qui elle avait été promise avant son malheur. Il se jeta dans le palais royal avec une troupe de gens armés ; et Persée s’en défendit quelque temps sans autre secours que celui de sa valeur et de quelques amis généreux : mais, se voyant près de succomber sous le nombre, il se servit enfin de cette tête de Méduse, qu’il tira de dessous son bouclier ; et l’exposant aux yeux de Phinée et des assassins qui le suivaient, cette fatale vue les convertit en autant de statues de pierre, qui servirent d’ornement au même palais qu’ils voulaient teindre du sang de ce héros. »

Voilà comme Ovide raconte cette fable, où j’ai changé beaucoup de choses, tant par la liberté de l’art que par la nécessité des ordres du théâtre, et pour lui donner plus d’agrément.

En premier lieu, j’ai cru plus à propos de faire Cassiope vaine de la beauté de sa fille que de la sienne propre, d’autant qu’il est fort extraordinaire qu’une femme dont la fille est en âge d’être mariée ait encore d’assez beaux restes

  1. Le titre de la première édition (1655) porte que cette tragédie fut représentée, avec les machines sur le théâtre royal Bourbon.