Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 2.djvu/202

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Sous ce prétexte heureux vous verrez des Romains
Se détacher de Rome, et vous tendre les mains.
Aétius n’est pas si maître qu’on veut croire :
Il a jusque chez lui des jaloux de sa gloire ;
Et vous aurez pour vous tous ceux qui dans le coeur
Sont mécontents du prince, ou las du gouverneur.
Le débris de l’empire a de belles ruines :
S’il n’a plus de héros, il a des héroïnes.
Rome vous en offre une, et part à ce débris :
Pourriez-vous refuser votre main à ce prix ?
Ildione n’apporte ici que sa personne :
Sa dot ne peut s’étendre aux droits d’une couronne,
Ses Francs n’admettent point de femme à dominer ;
Mais les droits d’Honorie ont de quoi tout donner.
Attachez-les, seigneur, à vous, à votre race ;
Du fameux Théodose assurez-vous la place :
Rome adore la soeur, le frère est sans pouvoir ;
On hait Aétius : vous n’avez qu’à vouloir.

Attila

Est-ce comme il me faut tirer d’inquiétude,
Que de plonger mon âme en plus d’incertitude ?
Et pour vous prévaloir de mes perplexités,
Choisissez-vous exprès ces contrariétés ?
Plus j’entends raisonner, et moins on détermine :
Chacun dans sa pensée également s’obstine ;
Et quand par vous je cherche à ne plus balancer,
Vous cherchez l’un et l’autre à mieux m’embarrasser !
Je ne demande point de si diverses routes :
Il me faut des clartés, et non de nouveaux doutes ;
Et quand je vous confie un sort tel que le mien,
C’est m’offenser tous deux que ne résoudre rien.

Valamir

Seigneur, chacun de nous vous parle comme il pense,
Chacun de ce grand choix vous fait voir l’importance ;
Mais nous ne sommes point jaloux de nos avis.
Croyez-le, croyez-moi, nous en serons ravis ;
Ils sont les purs effets d’une amitié fidèle,
De qui le zèle ardent…

Attila

Unissez donc ce zèle,
Et ne me forcez point à voir dans vos débats
Plus que je ne veux voir, et… Je n’achève pas.
Dites-moi seulement ce qui vous intéresse
À protéger ici l’une et l’autre princesse.
Leurs frères vous ont-ils, à force de présents,
Chacun de son côté rendus leurs partisans ?
Est-ce amitié pour l’une, est-ce haine pour l’autre,
Qui forme auprès de moi son avis et le vôtre ?
Par quel dessein de plaire ou de vous agrandir…
Mais derechef je veux ne rien approfondir,
Et croire qu’où je suis on n’a pas tant d’audace.
Vous, si vous vous aimez, faites-vous une grâce :
Accordez-vous ensemble, et ne contestez plus,
Ou de l’une des deux ménagez un refus,
Afin que nous puissions en cette conjoncture
À son aversion imputer la rupture.
Employez-y tous deux ce zèle et cette ardeur
Que vous dites avoir tous deux pour ma grandeur :
J’en croirai les efforts qu’on fera pour me plaire,
Et veux bien jusque-là suspendre ma colère.


Scène III

Ardaric

En serons-nous toujours les malheureux objets ?
Et verrons-nous toujours qu’il nous traite en sujets ?

Valamir

Fermons les yeux, seigneur, sur de telles disgrâces :
Le ciel en doit un jour effacer jusqu’aux traces ;
Mes devins me l’ont dit ; et s’il en est besoin,
Je dirai que ce jour peut-être n’est pas loin :
Ils en ont, disent-ils, un assuré présage.
Je vous confierai plus : ils m’ont dit davantage,
Et qu’un Théodoric qui doit sortir de moi
Commandera dans Rome, et s’en fera le roi ;
Et c’est ce qui m’oblige à parler pour la France,
À presser Attila d’en choisir l’alliance,
D’épouser Ildione, afin que par ce choix
Il laisse à mon hymen Honorie et ses droits.
Ne vous opposez plus aux grandeurs d’Ildione,
Souffrez en ma faveur qu’elle monte à ce trône ;
Et si jamais pour vous je puis en faire autant…

Ardaric

Vous le pouvez, seigneur, et dès ce même instant.
Souffrez qu’à votre exemple en deux mots je m’explique.
Vous aimez ; mais ce n’est qu’un amour politique ;
Et puisque je vous dois confidence à mon tour,
J’ai pour l’autre princesse un véritable amour ;
Et c’est ce qui m’oblige à parler pour l’empire,
Afin qu’on m’abandonne un objet où j’aspire.
Une étroite amitié l’un à l’autre nous joint ;
Mais enfin nos désirs ne compatissent point.
Voyons qui se doit vaincre, et s’il faut que mon âme
À votre ambition immole cette flamme ;
Ou s’il n’est point plus beau que votre ambition
Elle-même s’immole à cette passion.

Valamir

Ce serait pour mon coeur un cruel sacrifice.

Ardaric

Et l’autre pour le mien serait un dur supplice.
Vous aime-t-on ?

Valamir

Du moins j’ai lieu de m’en flatter.
Et vous, seigneur ?

Ardaric

Du moins on me daigne écouter.

Valamir