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POLYEUCTE.


Les plus grands changemens vous trouvent résolue ;
De la plus forte ardeur vous portez vos esprits
Jusqu’à l’indifférence et peut-être au mépris ;
Et votre fermeté fait succéder sans peine
La faveur au dédain, et l’amour à la haine.
Qu’un peu de votre humeur ou de votre vertu
Soulageroit les maux de ce cœur abattu !
Un soupir, une larme à regret épandue
M’auroit déjà guéri de vous avoir perdue ;
Ma raison pourroit tout sur l’amour affoibli,
Et de l’indifférence iroit jusqu’à l’oubli ;
Et mon feu désormais se réglant sur le vôtre,
Je me tiendrois heureux entre les bras d’une autre.
Ô trop aimable objet, qui m’avez trop charmé,
Est-ce là comme on aime, et m’avez-vous aimé ?

PAULINE.

Je vous l’ai trop fait voir, seigneur ; et si mon âme
Pouvoit bien étouffer les restes de sa flamme,
Dieux, que j’éviterois de rigoureux tourmens !
Ma raison, il est vrai, dompte mes sentimens,
Mais, quelque autorité que sur eux elle ait prise,
Elle n’y règne pas, elle les tyrannise ;
Et quoique le dehors soit sans émotion,
Le dedans n’est que trouble et que sédition :
Un je ne sais quel charme encor vers vous m’emporte ;
Votre mérite est grand, si ma raison est forte :
Je le vois, encor tel qu’il alluma mes feux,
D’autant plus puissamment solliciter mes vœux
Qu’il est environné de puissance et de gloire,
Qu’en tous lieux après vous il traîne la victoire,
Que j’en sais mieux le prix, et qu’il n’a point déçu
Le généreux espoir que j’en avois conçu.
Mais ce même devoir qui le vainquit dans Rome,
Et qui me range ici dessous les lois d’un homme,
Repousse encor si bien l’effort de tant d’appas,
Qu’il déchire mon âme et ne l’ébranle pas ;
C’est cette vertu même, à nos désirs cruelle,
Que vous louiez alors en blasphémant contre elle :