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ACTE V, SCÈNE VI.

Ne me reprochez plus que par mes cruautés
Je tâche à conserver mes tristes dignités ;
Je dépose à vos pieds l’éclat de leur faux lustre :
Celle où j’ose aspirer est d’un rang plus illustre ;
Je m’y trouve forcé par un secret appas ;
Je cède à des transports que je ne connois pas ;
Et par un mouvement que je ne puis entendre,
De ma fureur je passe au zèle de mon gendre.
C’est lui, n’en doutez point, dont le sang innocent
Pour son persécuteur prie un Dieu tout-puissant ;
Son amour épandu sur toute la famille
Tire après lui le père aussi bien que la fille.
J’en ai fait un martyr, sa mort me fait chrétien :
J’ai fait tout son bonheur, il veut faire le mien.
C’est ainsi qu’un chrétien se venge et se courrouce :
Heureuse cruauté dont la suite est si douce !
Donne la main, Pauline. Apportez des liens ;
Immolez à vos dieux ces deux nouveaux chrétiens.
Je le suis, elle l’est, suivez votre colère.

PAULINE.

Qu’heureusement enfin je retrouve mon père !
Cet heureux changement rend mon bonheur parfait.

FÉLIX.

Ma fille, il n’appartient qu’à la main qui le fait.

SÉVÈRE.

Qui ne seroit touché d’un si tendre spectacle ?
De pareils changemens ne vont point sans miracle :
Sans doute vos chrétiens, qu’on persécute en vain
Ont quelque chose en eux qui surpasse l’humain ;
Ils mènent une vie avec tant d’innocence,
Que le ciel leur en doit quelque reconnoissance :
Se relever plus forts, plus ils sont abattus,
N’est pas aussi l’effet des communes vertus.
Je les aimai toujours, quoi qu’on m’en ait pu dire ;
Je n’en vois point mourir que mon cœur m’en soupire ;
Et peut-être qu’un jour je les connoîtrai mieux
J’approuve cependant que chacun ait ses dieux,
Qu’il les serve à sa mode, et sans peur de la peine.