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22 RODOGUNB.

que le spectateur, entraîné par leur rapidité, ait le loisir de considérer le cadre plus ou moins brillant, plus ou moins terne, dans lequel ils se meuvent. Que nous sommes loin aujourd'hui de cette indifférence des anciens tragiques! Tel auteur moderne qui mettrait au théâtre une nouvelle Rodogitne, — c'est une hypothèse improbable, — se croirait tenu en conscience de respecter la « couleur locale » et d'exiger que la mise en scène s'y conformât sciupuleuseraent, en ses moindres détails. Rodo- gune serait, dans la mesure du possible, une vraie princesse des Farthes, farouche et armée; Cléopàtre, une despote asiatique vindicative, une sultane aux féroces caprices; Séleucus et Antiochus, deux jeunes princes qui, n'ayant pas été nourris dans le sérail, n'en connaissent pas assez les détours, mais dont l'un aurait la molle indolence des fatalistes orientaux, l'autre leurs brusques élans de passion, suivis de brusques dégoûts. Si leur physionomie n'était pas assez nette, le costume et le décor y suppléeraient. Nous serions introduits dans le harem; nous nous arrêterions épouvantés ou ravis devant ces édifices de l'Asie, tantôt légers et inondés de lumière, tantôt monstrueux et pleins d'une terreur mystérieuse.

Sans doute certains traits de la tragédie cornélienne, invrai- semblables et contradictoires en apparence, s'en éclaireraient pour nous d'un jour tout nouveau; mais en comprendrions-nous beaucoup mieux ce qui se passe au fond de l'âme humaine, ce qui seul mérite d'intéresser l'homme? Le cadre ne risquerait-il pas de nous cacher le tableau, et le vêtement, les caractères? Ainsi du moins pensait Corneille. Le théâtre vit de convention* ; il le savait et trouvait celle-ci commode autant que peu coûteuse.

Le succès de Rodogune dut se poursuivre longtemps. Mais bientôt arrivèrent les jours d'épreuve et de guerre civile; la Fronde, qui a fait naître Don Sanche et Nicomède^ qui ies a, pour ainsi dire, pénétrés de son esprit aventureux, ne fut pas toujours propice au théâtre. M. Marty-Laveaux* cite une Maza- riîiade de 1649 où le sort de la Bellerose, actrice chargée du rôle de Rodogune, nous est peint sous des couleurs peu sédui- santes : « Cette Rodogune, cette impératrice de nos jeux, se voit dans un état bien contraire à sa pompe théâtrale. Elle est réduite, il y a déjà assez longtemps, à ne se plus mirer que dans un losange de vitre cassée, ou daos un seau d'eau claire,

1. Dans ses chroniques du Temps, M Fr. Saicey, avec une tout autre au- torité, a plus d'une fois exprimé cet idées.

2. Ed. Résilier, IV, p. 4(^7.

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