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acte II, scène III



S’il faut la partager avec notre ennemie,620
Et qu’un indigne hymen la fasse retomber
Sur celle qui venait pour vous la dérober.[1]
O nobles sentiments d’une âme généreuse !
O fils vraiment mes fils ! ô mère trop heureuse !
Le sort de votre père enfin est éclairci : 625
Il était innocent, et je puis l’être aussi ;
Il vous aima toujours, et ne fut mauvais père
Que charmé[2] par la sœur, ou forcé par le frère,
Et dans cette embuscade où son effort fut vain,
Rodogune, mes fils, le tua par ma main.630
Ainsi de cet amour la fatale[3] puissance
Vous coûte votre père, à moi mon innocence;
Et si ma main pour vous n’avait tout attenté,[4]

    même équité, signifient la laideur, l’innocence, l’équité même. Entre eux tous brillent les vers du Cid:

    Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
    La vaillance et l’honneur de son temps, le sais-tu ?
    Dans Médée (II, ii) on trouve les deux formes réunies en un même vers, sans qu’on puisse distinguer entre elles :
    Ah ! l’innocence même et la même candeur !
    Il n’y a même pas là de licence poétique. De grands prosateurs se sont cru permis cet emploi de même avant le substantif. « La même vérité y reluit partout, » écrit Bossuet (Hist., ii, 6). « Le temps vient où la même nature prend soin d’éclairer son élève. » (J.-J. Rousseau, Emile, iv.)

  1. 622. « Est-il vraisemblable que Cléopâtre n’ait pas soupçonné que ses enfants pouvaient aimer Rodogune ? » (Voltaire.) Palissot répond : « Non seulement Cléopâtre peut ignorer la passion de ses fils, mais même elle peut douter qu’ils aient assez remarqué Rodogune pour qu’elle ait pu faire sur eux une impression bien profonde. Elle n’est sortie de prison que depuis très peu de temps, et l’arrivée des deux princes à Séleucie n’est pas moins récente : Cléopâtre n’a donc aucune raison de soupçonner un amour que d’ailleurs ils ont pris tant de soin de cacher. » Ajoutons qu’ils étaient parvenus à se le cacher à eux-mêmes, et que leurs révélations mutuelles viennent à peine de les éclairer. L’artifice de Cléopâtre est grossier ; qui le conteste ? Mais avant de traiter ses fils d’imbéciles, attendons qu’ils s’y laissent tromper. Pour le moment, ils sont dominés par la stupeur où ces transports aveugles les jettent.
  2. 628. Charmé, au sens propre ; Corneille emploie souvent le substantif charme dans le sens d’enchantement, prestige magique. Sa Médée dit avec orgueil, en de bien mauvais vers :
    J’ai seule par mes charmes
    Mis au joug les taureaux et défait les gens d’armes.
    (II, ii.)
    et Pauline craint « les charmes » des Chrétiens (I, iii).
  3. 631. Fatale a toute la force de son sens étymologique. Il s’agit de l’amour de Nicador pour Rodogune.
  4. 633. Attenter. pris activement, est employé par Bossuet et même par le sévère Vaugelas ; on le trouve dans le théâtre de Voltaire aussi bien que dans celui de Corneille.