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NAUFRAGE DE LA MÉDUSE.

troisième se sentait broyer dans la gueule des lions qui l’avaient réveillé la nuit précédente ; d’autres rentraient au sein de leurs familles et n’y trouvaient que des morts ; quelques-uns rêvaient l’hymen et les amours ; ceux-là, tout à coup transportés devant un large buffet, buvaient, mangeaient gloutonnement et cachaient des provisions ; ceux-ci se croyaient condamnés à mourir de faim ; et tous ces malheureux devaient en se réveillant se retrouver côte à côte, en proie aux mêmes douleurs dans le même désert.

Enfin le soleil reparut aussi ardent que jamais ; il redoubla leurs souffrances. Exténués de besoin et de fatigues, ils avaient tous la peau aride, les lèvres gercées, le gosier sec et durci, la langue noire et retirée. Il n’est guère donné à l’homme de conserver sa force morale en un pareil excès de mal physique prolongé plusieurs jours, surtout sous la main de la mort, dans un désert, entre les rugissemens des lions et les murmures de l’Océan. Aussi la plupart des voyageurs ne soupiraient plus qu’après la rencontre des Maures, qui pouvaient bien les réduire en esclavage, mais qui du moins leur donneraient un peu d’eau et de nourriture. Sans doute quelques-uns de ces mêmes hommes auraient en Europe sacrifié leur vie pour rester libres, en Afrique même ils se seraient peut-être donné la mort s’ils n’avaient pu autrement briser leurs chaînes ; mais dans leurs souffrances actuelles ils veulent avant toute chose étancher leur soif et apaiser leur faim. De toute la journée on ne trouva rien à manger que des