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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 15.djvu/340

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comme la nôtre, les entretiens ne sont en général qu’une lice ouverte à l’imagination ; la plupart des hommes y viennent déployer un langage de représentation tout brillant de principes délicats et philosophiques dérobés au théâtre et aux romans (et j’appelle de ce nom les écrits de plusieurs grands philosophes, non qu’à mon sens ils n’aient dit la simple vérité, mais cette vérité est en effet toute romanesque par sa disproportion avec nos mœurs) ; de même donc que nos drames ne sont le plus souvent que des conversations, nos conversations sont aussi des espèces de drames où chacun se met en scène, où chacun se plaît à grandir, à colorer ses pensées, et donne à ses discours, pour ainsi dire, un costume théâtral artistement disposé pour l’effet de la perspective. Ce n’est pas que tout cela ne soit aussi innocent qu’ingénieux ; on ne veut point déguiser les objets ni tromper les esprits, on veut embellir, on veut frapper et surprendre ; mais comme le vrai est toujours la base de cette éloquence, elle nous persuade, elle nous abuse involontairement, d’autant plus que l’exagération outrée en est inséparable ; car chacun voulant parler plus fort et plus haut que les autres, la raison sort bientôt de sa modération, de peur de paraître faible et pusillanime.

C’est ainsi qu’au milieu de la fermentation excitée par l’assemblée des notables, malgré les vérités qui éclataient dans la véhémence des discours, le public de Paris ne fit voir, en quelque façon, qu’une grande troupe de comédiens jouant des personnages républicains devant un peuple immense qui applaudissait le geste et la déclamation. La loquacité futile des orateurs de nos cercles et de nos clubs ne peut se peindre sous une autre image ; ainsi qu’un médiocre acteur, outre la passion qu’il ne sent point, on représentait partout la liberté civile comme une indépendance personnelle destructive de l’ordre social, comme celle du sauvage ; vous eussiez cru voir des esclaves ingénieux abusant des saturnales. Jamais la Cité de Londres n’entendit tant de propos séditieux que le Palais-Royal.

Au reste (et ceci ôte à mes réflexions tout soupçon d’humeur et de malignité), il ne faut point pour cela mépriser l’opinion publique ; son empire n’en est pas moins juste et moins nécessaire, elle ne se compose pas moins des meilleurs et des plus sages principes. Les hommes ne pensent point tout ce qu’ils disent, mais ils disent ce qu’ils devraient penser, et c’est ainsi