Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/208

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dans l’intérieur de la chaumière de Guillaume Tell. Là, je l’aurais montré donnant à son fils des leçons de servitude, afin de plier son génie aux circonstances et à la dureté des temps ; et si j’avais eu quelque talent, ce contraste d’un citoyen simple, pauvre, fier, généreux sans le savoir, prêchant à son fils la docilité et l’esclavage, aurait pu être sublime. J’aurais tâché de dessiner le caractère du fils et de la mère d’une manière ferme et intéressante. J’aurais surtout voulu que la révolution se fit sans aucune conspiration préalable, qu’elle fût entièrement l’ouvrage des cruautés de Gessler, et que Tell procurât à la fin la liberté de la Suisse sans en avoir formé le projet. Et si j’avais réussi à rendre ma pièce en tout dissemblable à celle de M. Lemierre, je l’aurais jugée digne du nom glorieux des libérateurs de la Suisse.

— Deux jours avant l’apparition de Guillaume Tell, on avait donné sur le théâtre de la Comédie-Italienne un opéra‑comique nouveau, intitulé Ésope à Cythère[1]. Il était temps de voir finir la disette qui s’était emparée de nos théâtres ; jamais année n’avait été moins féconde en nouvelles productions dramatiques que celle qui vient de finir. On accuse plusieurs auteurs des paroles d’Ésope à Cythère, pièce à scènes détachées, autrement dite à tiroirs. On prétend que Dancourt, jadis arlequin à Berlin, aujourd’hui comédien de province, en a fourni le fond, et que Favart, Anseaume, l’abbé de Voisenon et M.  de Pont-de-Vesle ont brodé dessus. Je ne conseille à aucun de ces brodeurs de s’en vanter, si sa réputation lui est chère ; ils ont fait là, sur un bien mauvais fond, une bien plate broderie. La musique, sans l’ombre d’idée, répond très-parfaitement, par sa platitude, au mérite du poëme. Elle est de M.  Trial, directeur de la musique de M.  le prince de Conti, et de M.  Vachon, premier violon de la même musique. J’avais parié d’avance que toutes les fables de cette pièce seraient autant d’ariettes, et je suis bien fâché que nos gens aient été assez bêtes pour me faire gagner mon pari. Le moyen de faire un air sur une fable ! Cela est aussi aisé que de mettre en musique les madrigaux de Quinault. Je commence à désespérer de voir jamais la musique s’établir en France.

  1. Représenté pour la première fois le 15 décembre 1766.