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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

voulait aller en Russie, et s’attacher peut-être à l’Impératrice, et qu’il recherchait même son amitié dans cette vue. Dès lors, son désir naturel de rendre service l’emporta, et l’ouvrage de M. de La Rivière devint de jour en jour meilleur. Je puis certifier, que M. Diderot y a lu de très-belles choses que je n’ai jamais pu y trouver, lorsque le livre est devenu public. Il m’en avait cité pendant six semaines tant de traits, tant d’idées excellentes, que je ne doutais plus que ce livre ne pût être mis à côté de l’Esprit des lois. Charmant philosophe, attrapez-moi toujours de même ! Que m’importe de jeter un mauvais ouvrage où je ne vous retrouve plus, pourvu qu’en attendant vous m’en ayez fait un bon ! Il est vrai qu’un des grands chagrins de ma vie, c’est de vous voir perdre votre temps avec tant de rapsodies que les mauvais auteurs vous apportent, tandis que vous pourriez vous occuper si utilement pour la satisfaction du public et pour votre propre gloire. Pour revenir à M. de La Rivière, j’avoue que son livre me paraît un des mauvais ouvrages qui aient paru depuis longtemps, et que je ne me souviens guère d’avoir essuyé une lecture plus pénible et plus assommante. Je mets en fait qu’il n’y a pas une seule idée juste dans cet ouvrage qui ne soit un lieu commun et une chose triviale. La plupart de ces lieux communs sont si ridiculement outrés et exagèrés qu’ils en sont devenus absurdes. L’auteur a l’air d’un homme ivre d’eau. On avait vanté sa logique et l’enchaînement de ses idées ; c’est la logique du plus terrible déraisonneur qu’il y ait dans toute l’Europe lettrée. Si son style était un peu plus emphatique et moins plat, il aurait l’air ou d’un homme en délire qui a besoin d’être saigné, ou d’un homme qui se moque de ses lecteurs. Mais la platitude de son style lui donne l’air d’un expert arithméticien qui combine des nombres en dormant et au hasard, et qui ne fait pas un calcul qui ne soit faux. Il me rappelle mon précieux chevalier de Lorenzi, qui, ayant perdu un jour deux parties d’échecs à un petit écu, l’une contre M. Helvétius, l’autre contre moi, me donna un petit écu et me dit : « Vous paierez M. Helvetius, au moyen de quoi nous sommes quittes. » Le même précieux chevalier, ayant fait la partie, avec trois de ses amis, de revenir de Saint-Cloud à pied par le bois de Boulogne, tint ce discours mémorable à l’un des trois qui pressait la compagnie de se mettre en route pour arriver à temps : « Il n’y a rien, dit-il, qui vous presse. D’ici à