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JUIN 1768.

être spirituelle et honnête à la fois ; elle montre encore les avantages et les dangers de la finesse. Elle peint avec une justesse et un piquant peu communs les mœurs des gens du monde, sans passion, sans autre occupation que celle de s’amuser, et d’autant plus difficiles à peindre d’une manière intéressante qu’elles sont en elles-mêmes sans couleur et assez insipides. M. d’Étieulette est un personnage du meilleur goût, qui a un grand usage du monde, qui, sans passion et sans intérêt, plaît et attache depuis le commencement de la pièce jusqu’à la fin. On lui voit la croix de Saint-Louis à la boutonnière, quoique le poëte ne l’y ait pas attachée en termes exprès, et quoique notre petite police ne permette pas à nos acteurs de pousser la vérité jusqu’à imiter le ruban de notre ordre militaire, dans le temps qu’elle permet au comte d’Essex de paraître sur la scène avec l’ordre de la Jarretière. L’auteur ne néglige pas la peinture des mœurs dans ses personnages subalternes ; les mœurs de ses valets donnent une idée très-juste de la corruption de cette classe d’hommes, corruption qui n’est qu’une suite de la dépravation des maîtres.

Voilà donc encore une pièce de M. Sedaine, d’un caractère tout à fait neuf. On dirait que cet auteur a pris à tâche de ne jamais se ressembler. Voyez quelle différence entre le Jardinier et son seigneur, entre Rose et Colas, entre le Philosophe sans le savoir, et enfin cette Gageure. Le seul défaut qu’on puisse reprocher à celle-ci, ou plutôt la seule chose qu’on y désire, c’est que le poëte eût pu trouver un moyen de nouer plus fortement l’intrigue de la petite fille à l’intrigue principale. Il aurait fallu pour cela trouver une raison pour obliger M. de Clinville de cacher soigneusement à sa femme la présence de sa jeune nièce. L’embarras de M. de Clinville lorsque sa femme l’aurait mis sur la sellette à ce sujet, le parti qu’elle aurait pu tirer de cet embarras, ou bien la jalousie qu’il aurait pu lui faire naître à elle-même, auraient été autant de sources abondantes d’un comique aussi piquant qu’agréable.

La Gageure imprévue a été très-bien reçue, quoique le parterre n’y ait rien compris. La touche de M. Sedaine est trop fine pour lui, et il faut qu’il y revienne plus d’une fois pour la sentir. Si ce poëte était un peu encouragé, ou plutôt s’il n’était pas découragé par le défaut de protection, par les mauvais pro-