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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

heureuse dans l’indigence, et à payer par exemple les maîtres de son fils. Si l’on pouvait passer au poëte l’affaire des diamants, Mme Béverley est du moins inexcusable de laisser entre les mains de son mari les cent mille écus qui arrivent de Cadix, au point nommé, selon le bon et plat plaisir du poëte. Le vieux Jarvis aussi ne sait qu’offrir sa petite fortune au joueur : j’ai connu ce vieux bonhomme, et je vous assure, monsieur Saurin, que c’est à Mme Beverley et non à monsieur qu’il faisait ses offres de service. Il faisait mieux : il la secourait à son insu, mais au su de tous les spectateurs, qui n’étaient rien pour lui ; mais jamais il n’aurait eu assez peu de sens pour offrir de l’argent à M. Béverley, afin de nourrir et de fortifier sa fatale passion. Vous me direz qu’en suivant mes mémoires vous auriez eu bien de la peine à conduire votre joueur jusqu’au désespoir et jusqu’au poison ; mais c’était là la tâche du génie que le défaut de force comique ou tragique, comme vous voudrez, ne vous a pas permis de remplir. Un des grands défauts de votre pièce aussi, c’est que votre joueur n’est point aimable, ni par conséquent intéressant. Il fallait lui donner toutes les vertus possibles, tous les agréments dont une seule passion funeste aurait terni tout l’éclat. Il n’est dans votre pièce que joueur, et perdant, et jouant, et perdant encore : peu m’importe qu’un tel homme s’empoisonne. Votre tableau en général est sombre, terne, noir, partout de la même couleur, et par conséquent de peu d’effet.

M. Saurin a écrit sa pièce en vers libres. Je pense que cela n’a pas peu contribué à en affaiblir l’effet ; on n’est pas dédommagé du défaut d’énergie et de concision, de la prolixité et du bavardage que la versification entraîne, par ces expressions et tournures prétendues poétiques qu’un homme de goût supporte encore plus difficilement. En général, la pièce de M. Saurin est un peu vide d’idées et de sentiments, il règne partout une grande aridité. C’est qu’une pièce empruntée, dont le sujet n’est point né dans la tête du poëte, se ressent presque toujours de la privation de ce suc premier et créateur qui répand la vie tout autour de lui. Si cela n’était point, les copistes seraient au premier rang confondus avec les auteurs originaux. Ceux qui n’ont pas beaucoup réfléchi ont cru que cette aridité et l’ennui pénible qui en résulte étaient une suite de l’horreur du sujet, et ont dit qu’il fallait réserver ces sortes de spectacles pour la Grève. On