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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/148

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qu’ils y ont jetées dans la première boutade. Ce n’est pas l’homme violent, l’homme hors de lui-même qui nous captive, c’est l’avantage de l’homme qui se possède. Les grands poëtes dramatiques surtout sont spectateurs assidus de ce qui se passe autour d’eux ; ils saisissent tout ce qui les frappe, ils en font registre ; c’est de ces registres que tant de traits sublimes passent dans leurs ouvrages. Les hommes chauds, violents, sensibles se mettent en scène, ils donnent ce spectacle, mais ils n’en jouissent point ; c’est d’après eux que l’homme de génie fait sa copie. Les grands poëtes, les grands acteurs, et peut-être en général tous les grands imitateurs de la nature en tout genre, doués d’une belle imagination, d’un grand jugement, d’un tact fin, d’un goût très-sûr, seront, à mon sens, les êtres les moins sensibles ; ils sont également propres à trop de choses, ils sont trop occupés à regarder et à imiter pour être vivement affectés au dedans d’eux-mêmes. Voyez les femmes : elles nous surpassent certainement, et de fort loin, en sensibilité ; quelle comparaison d’elles et de nous dans l’instant de la passion ! Mais autant nous leur cédons quand elles agissent, autant elles restent au-dessous de nous quand elles imitent. Dans la grande comédie, la comédie à laquelle je reviens toujours, celle du monde, toutes les âmes chaudes occupent le théâtre, tous les hommes de génie sont au parterre. Les premiers s’appellent des fous ; les seconds, qui s’amusent à copier leurs folies, s’appellent des sages ; c’est l’œil fixe du sage qui saisit le ridicule de tant de personnages divers, qui le peint, et qui vous fait rire ensuite du tableau de ces fâcheux originaux dont vous avez été quelquefois la victime.

Ces vérités seraient démontrées, que jamais les comédiens n’en conviendraient c’est leur secret. La sensibilité est une qualité si estimable qu’ils n’avoueront pas qu’on puisse, qu’on doive s’en passer pour exceller dans leur métier. Mais, quoi ! me dira-t-on, ces accents si plaintifs et si douloureux, que cette mère arrache du fond de ses entrailles, et qui secouent si violemment les miennes, n’est-ce pas le sentiment actuel qui les inspire ? n’est-ce pas la douleur même qui les produit ? Nullement ; et la preuve, c’est qu’ils sont mesurés, c’est qu’ils font partie d’un système de déclamation, c’est qu’ils sont soumis à une loi d’unité, c’est qu’ils concourent à la solution d’un