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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/150

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au contraire, à l’aspect d’un événement tragique, les entrailles s’émeuvent subitement, la tête se perd et les larmes coulent ; celles-ci viennent subitement, les premières sont amenées.

Voilà l’avantage d’un coup de théâtre naturel et vrai sur une scène éloquente : il produit rapidement l’effet que la scène fait attendre ; mais l’illusion en est beaucoup plus difficile ; un incident faux, mal rendu, la détruit. Les accents s’imitent mieux que les mouvements ; mais les mouvements frappent avec une bien autre violence.

Réfléchissez, je vous prie, sur ce qu’on appelle au théâtre être vrai. Est-ce y montrer les choses comme en nature ? Nullement : un malheureux de la rue y serait pauvre, petit, mesquin ; le vrai en ce sens ne serait autre chose que le commun. Qu’est-ce donc que le vrai ? C’est la conformité des signes extérieurs, de la voix, de la figure, du mouvement, de l’action, du discours, en un mot de toutes les parties du jeu, avec un modèle idéal ou donné par le poète ou imaginé de tête par l’acteur. Voilà le merveilleux.

Une femme malheureuse, mais vraiment malheureuse, pleure, et il arrive qu’elle ne vous touche point ; il arrive pis : c’est qu’un trait léger qui la défigure vous fait rire ; c’est qu’un accent qui lui est propre dissonne à votre oreille ; c’est qu’un mouvement qui lui est habituel dans sa douleur vous la montre sous un aspect maussade ; c’est que les passions vraies ont presque toutes des grimaces que l’artiste sans goût copie servilement, mais que le grand artiste évite. Nous voulons qu’au plus fort des tourments l’homme conserve la dignité de son caractère ; nous voulons que cette femme tombe avec décence et mollesse, et que ce héros meure comme le gladiateur ancien mourait dans l’arène, aux applaudissements d’un amphithéâtre, avec grâce, avec noblesse, dans une attitude élégante et pittoresque. Qui est-ce qui remplira votre attente ? Est-ce l’athlète que sa sensibilité décompose et que la douleur subjugue, ou l’athlète académisé qui pratique les leçons sévères de la gymnastique jusqu’au dernier soupir ? Le gladiateur ancien comme un grand comédien, un grand comédien ainsi que le gladiateur ancien, ne meurent pas comme on meurt sur un lit ; ils sont forcés de jouer une autre mort pour nous plaire ; et le spectateur délicat sentirait que la vérité d’action dénuée de tout ap-