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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/161

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tiens ; il confie à son ami ses sentiments secrets sur cette secte calomniée. Cette confidence, qui pouvait lui coûter la vie, ne pouvait se faire à voix trop basse : le parterre lui crie : Plus haut ! Il répond subitement au parterre : Et vous, messieurs, plus bas ! Est-ce que s’il eût été vraiment Sévère, il eût été si prestement Dufresne ? Non, vous dis-je, il n’y a que l’homme qui se possède, comme sans doute il se possédait, l’acteur rare, le comédien par excellence, qui puisse ainsi déposer et reprendre son masque.

Un acteur s’est pris de passion pour une actrice ; une représentation les met en scène dans un moment de jalousie. La scène y gagnera, si l’acteur est un homme médiocre : elle y perdra, s’il est un grand homme ; il sera lui, et il ne sera plus le modèle idéal et sublime qu’il s’était fait d’un jaloux. La preuve qu’ils se rabaissent l’un et l’autre à la vie commune, c’est que s’ils gardaient leurs échasses, ils se riraient au nez tous les deux.

Je dis plus, un excellent moyen pour jouer petitement, mesquinement, c’est d’avoir à jouer son propre caractère. Vous êtes un tartuffe, vous êtes un misanthrope, vous jouerez un tartuffe, vous jouerez un misanthrope, et vous le jouerez bien ; mais vous ne ferez rien de ce que le poëte a fait : car il a fait, lui le Tartuffe, le Misanthrope ; et vous, vous n’êtes qu’un individu, et communément fort au-dessous du modèle de la poésie.

Mais Quinault-Dufresne, orgueilleux par caractère, jouait merveilleusement l’orgueilleux. — Et qui est-ce qui vous a dit qu’il se jouait lui-même ? et, dans cette supposition même, qui est-ce qui vous a dit que la nature ne l’avait pas fait tout proche du modèle idéal ? Mais Quinault-Dufresne n’était pas Orosmane, et qui est-ce qui le remplace ou le remplacera jamais dans ce rôle[1] ? Il n’était pas l’homme du Préjugé à la mode, et avec

  1. Le Kain qui, sans avoir aucun des avantages extérieurs de Dufresne, ou plutôt ayant figure, voix, tout contre lui, a cependant surpassé Dufresne dans le rôle d’Orosmane. Ce grand acteur se trouva au début de Le Kain, et avoua qu’il lui avait fait voir dans ce rôle des nuances et des détails dont il ne s’était pas douté. Mais c’est, je crois, que notre philosophe n’a jamais vu jouer Le Kain, pas plus que Mlle Clairon, au moins depuis sa grande célébrité ; il ne parle de celle-ci que d’après la voix publique, et d’après son instinct qui lui fait presque toujours deviner juste. Quant à Dufresne et Montménil, c’est autre chose. Lorsque ces acteurs étaient au