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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/33

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acteur dans cet acte : c’est Pygmalion. Le rôle de la statue est très-court : elle ne dit que trois mots. Lorsqu’elle se sent animée, elle se touche le cœur et dit : C’est moi. Elle s’approche d’une statue voisine, et, la sentant inanimée, elle dit : Ce n’est plus moi. Portant ensuite la main sur le cœur de Pygmalion, et le sentant palpiter, elle dit : C’est encore moi. Cela est peut-être un peu entortillé, un peu métaphysique ; le moi est un terme bien abstrait pour une première pensée ou plutôt un premier sentiment. Ce qui existe rapporte tout à son existence par une loi immuable et nécessaire, mais sans le savoir. Pour découvrir cette vérité, aujourd’hui commune, il a fallu une longue suite d’observations et un long exercice de nos facultés intellectuelles. Comment une statue métamorphosée trouverait-elle, dans le premier instant, un résultat si compliqué, et qui suppose tant de combinaisons et de rapports aperçus ? Le premier mot d’un être subitement animé serait sans doute quelque expression passionnée, impétueuse, douloureuse ; l’aspect de l’univers le troublerait ; il s’en croirait menacé, sa propre énergie lui ferait peur. Vous voilà sur la voie pour trouver les premiers mots de la statue ; mais, malgré la justesse dont je crois ces observations, je suis persuadé que les trois mots de la statue de M. Rousseau feront fortune au théâtre, qui est en possession de faire applaudir des choses bien autrement fausses. Ce qui me paraît mal vu, c’est d’avoir traité ce sujet dans la forme ambiguë de nos opéras-comiques, où l’on parle et chante alternativement. Une pièce dans laquelle il s’opère un miracle exige l’imitation la plus éloignée possible de notre manière d’être.

On dit que M. Rousseau a été tenté de mettre au théâtre encore une autre scène fort tragique qui vient d’arriver à Lyon, mais qu’il a ensuite renoncé à ce projet. Un jeune homme et une jeune fille, celui-là maître en fait d’armes, Italien de naissance, celle-ci fille d’un aubergiste fort à son aise, avaient pris l’un pour l’autre la plus forte passion. Les parents leur ayant annoncé que leur mariage ne peut avoir lieu, et qu’ils ne seront jamais l’un à l’autre, les jeunes gens, revenus de leur première douleur, se jurent une foi éternelle ; et, pour rendre leurs serments indépendants des événements, ils prennent jour ensemble, se parent comme deux victimes, se rendent à la campagne près de la ville, dans une chapelle, et là, agenouillés devant l’autel,