Aller au contenu

Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/411

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

1772

JANVIER.
1er janvier 1772.
Rêve[1].

Un soir, j’étais seule au coin de mon feu ; je me mis à composer une pièce de clavecin. Je l’écrivis ; je la crus superbe. Je la jouai ; elle me parut détestable. Je me dis : Voilà deux heures de temps perdu ; il faut le réparer. Je me remis dans mon fauteuil, et je m’endormis. Endormie, je rêvai. Je rêvai de la beauté, de la profondeur, de la simplicité des arts ; et quoique en rêvant, la difficulté d’y exceller ne m’échappa pas. Mais peu à peu le délire se mêla à la vérité, il me sembla que j’étais Mlle Clairon malgré cette métamorphose j’étais pourtant aussi un peu moi, et nous n’y perdions ni l’une ni l’autre. Je me promenais dans ma chambre d’un pas majestueux, je me regardais avec satisfaction dans toutes les glaces dont mon appartement était décoré. Me trouvant une démarche si imposante, je regrettais avec amertume d’avoir quitté le théâtre, et puis je m’avouais que je n’y avais réussi qu’à force d’art, et il me semblait que si j’avais à recommencer cette carrière, je prendrais une autre route plus simple, plus sûre, qui demanderait peut-être autant d’étude, mais plus de génie et moins d’efforts.

Tandis que j’étais livrée à une foule de réflexions assez contradictoires, on m’annonça deux jeunes gens qui demandaient à me parler, l’un de la part de M. de Voltaire, l’autre de la part de Monet, ancien directeur de l’Opéra-Comique. Je les admis tous deux en ma présence. Le protégé de M. de Voltaire me remit une lettre de sa part, par laquelle il me suppliait, moi Clairon, d’aider de mes conseils l’homme du monde qui avait le plus de dispositions pour le théâtre : car jamais, selon lui, on n’avait débité des vers avec plus de grâce, et peu d’acteurs savaient faire autant valoir le mérite d’un auteur. Il joi-

  1. Ce Rêve est, à n’en pas douter, de Mme d’Épinay. Il n’a pas été reproduit dans les diverses éditions de ses Œuvres.