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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/432

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publique prend tout juste son niveau de sagesse ou de corruption ; les livres n’y font rien.

Le pauvre Helvétius, bien étonné de se voir traiter d’empoisonneur, n’avait cherché qu’à s’écarter des routes battues ; le désir de présenter sous un point de vue nouveau des objets sur lesquels tant d’esprits supérieurs et médiocres s’étaient exercés fut tout son crime. Il tomba dans des paradoxes qui ne donnèrent pas aux vrais philosophes une idée merveilleuse de la justesse et de la profondeur de son esprit, mais dont ils étaient encore plus éloignés de faire un reproche à son cœur. Il ne manqua à M. Helvétius que le génie, ce démon qui tourmente ; on ne peut écrire pour l’immortalité, quand on n’en est pas possédé. On peut faire du bruit, obtenir des succès passagers ; mais on n’est pas inscrit dans la liste de ces enfants privilégiés que la nature a désignés à leur entrée dans le monde. M. de Buffon disait que M. Helvétius aurait dû faire un bail de plus et un livre de moins. Ce mot pouvait paraître dur dans la bouche d’un ami ; il est vrai cependant que si l’Esprit des lois avait changé la vie de M. Helvétius, le sort du livre De l’Esprit changea entièrement son caractère. Il s’était flatté de s’ouvrir les portes de l’Académie ne recueillant, à la place des honneurs littéraires, que des persécutions, il devint un peu cynique ; mais son cynisme ne changea pas sa bonhomie. L’orage dura environ six mois. Tout fut oublié ensuite, surtout à la cour, comme il arrive dans ce pays de vicissitudes et de révolutions éternelles. Mais M. Helvétius, l’esprit étonné encore de cette révolution imprévue arrivée dans sa situation, crut, pendant longtemps, que la reine, M. le dauphin, la cour, les jésuites, les jansénistes, ne pensaient, ne rêvaient qu’à son livre. Il ne connaissait ni les hommes ni les affaires ; et lorsqu’on n’était pas fait à sa manière de généraliser les idées et d’aller aux derniers résultats, qui équivalent ordinairement à zéro, je conçois qu’on pouvait être souvent tenté, en l’écoutant raisonner, de le prendre pour un homme ivre qui parle au hasard. Il n’avait d’ailleurs la conversation ni brillante ni agréable ; mais il était bon mari, bon père, bon ami, bon homme. Il était depuis longtemps incommodé de la goutte, fruit ordinaire de l’intempérance. Sa goutte eut, de tous temps, un mauvais caractère : elle attaquait toujours ou la tête, ou la poitrine, ou l’esto-