Aller au contenu

Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/463

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’une estampe. On pourrait aussi intituler ce roman les Sacrifices du bon sens de l’auteur à la pauvreté de son imagination. Il y a une sorte d’extravagance qui est la fille de la stérilité, et M. Dorat est un des pères putatifs de cette petite bâtarde[1]. C’est un singulier assemblage que celui qui constitue l’essence de nos petits-maîtres philosophes ou de nos philosophes freluquets, depuis que la philosophie est devenue l’air à la mode.

Ce sont des espèces de Socrate de toilette qui ont affublé la philosophie et la morale de toutes les fanfreluches de la frivolité. Ils ont aujourd’hui la fatuité de la métaphysique et la prétention des principes philosophiques, comme ils avaient autrefois celle des bonnes fortunes ; mais ce jargon bigarré de mœurs et de frivolités, de gravité et de fadaises, vous prouvera toujours que leur philosophie a pris naissance dans les coulisses, que leur génie a reçu sa plus solide nourriture dans les boudoirs des actrices. C’est la Nouvelle Héloïse de J.-J. Rousseau et le Sopha de Crébillon, fondus ensemble, qui ont formé le goût de M. Dorat dans le genre des romans ; et vous jugez aisément quel monstre a dû résulter d’une union si bizarre.

M. Dorat a voulu peindre une femme supérieure à son sexe, victime d’un mariage mal assorti, gémissant sous la tyrannie d’un mari détestable, et se respectant cependant assez pour ne jamais accorder la plus légère faveur à l’amant le plus tendrement chéri et le plus digne de l’être. Tout ce qu’elle se permet se réduit à le tutoyer familièrement et cordialement dans ses lettres lorsque sa tendresse l’emporte sur sa raison. L’amant de son côté est un modèle de vertus et de résignation dans la volonté de sa maîtresse. Il est vrai que la première et unique fois qu’il obtient par grâce spéciale la faveur de souper avec elle tête à tête sans autre conséquence, il oublie ses principes au point de se laisser enfermer dans le jardin, d’y passer la plus belle nuit de l’été dans des bosquets favorables aux rêveries amoureuses, et de crocheter à la pointe du jour la porte vitrée de la chambre à coucher de la chaste et prude vicomtesse, au moment où la chaleur de la saison l’avait considérablement déshabillée et découverte, et où les illusions du som-

  1. Dorat est même désigné par Barbier dans son Dictionnaire des anonymes comme le seul auteur de ce roman. Deux figures de Marillier, gravées par Duclos et de Ghendt.