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l’unité du monde et le progrès humain

préhension qui sépare les spécialisés ». Est-ce à dire que l’esprit humain doive finalement rétrograder ? Il n’y paraît guère. Le cerveau de l’homme n’a pas fléchi. Ses capacités demeurent identiques mais son jugement risque d’être dévoyé par le spécialisme comme il le fut jadis par la scolastique.

Pour l’imagination créatrice. Elle a fait un bond formidable mais dans un seul domaine, la musique. Les autres arts et la littérature aussi bien n’ont cessé d’alterner entre le talent qui est fréquent et le génie qui est rare. Des fulgurations esthétiques traversent parfois la vie des peuples, illuminant leur marche. Le reste du temps, ou bien ils s’illusionnent sur la valeur de leurs littérateurs et de leurs artistes alors que ceux-ci se tiennent au-dessous du médiocre ou bien, rendus injustes, ils se retournent, avec regret, vers les âges écoulés dont ils proclament les productions inégalables. La musique, elle, n’est point exposée aux comparaisons rétrospectives. Les cimes qu’elle a atteintes dominent de trop haut toutes les régions antérieures. Régions fort anciennes, certes. On peut imaginer que l’homme a chanté avant même que de parler et les premiers et rudimentaires instruments de musique ont dû vibrer sous ses doigts avant qu’il se soit essayé à manier le pinceau ou le ciseau. Les intervalles musicaux, la notation par des signes datent de loin : notre gamme actuelle est bientôt millénaire. Pourtant, des chanteurs du temple de Jérusalem aux Meistersinger de Nuremberg, de la grande harpe qui figure sur le tombeau de Ramsès III à l’orgue géant construit au xme siècle par l’évêque de Winchester, le progrès, si l’on ose ainsi dire, est resté lié au sol ; puis subitement il est devenu ailé et s’est, comme par un envol magnifique, emparé de l’espace. Sans doute le perfectionnement des instruments qui a permis la constitution des orchestres modernes en a-t-il été l’occasion. La peinture, elle aussi, avait dû, il y a quelques siècles, sa rénovation à des applications techniques d’une ingénieuse opportunité. Mais l’art musical comporte désormais un élément nouveau à savoir la métamorphose éventuelle d’un corps d’exécutants, en une sorte d’organisme vivant, autonome, d’une unité à la fois souple et puissante — et l’électrisation par cet organisme des plus vastes auditoires auxquels s’ouvre ainsi l’accès direct à un monde irréel : monde mystérieux dont les limites d’influence ne sont encore ni atteintes ni même connues. La musique pourrait devenir une véritable religion dont l’action n’en serait alors qu’à ses débuts