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Ainsi cohabitent en face du trône la démocratie pure appuyée sur le suffrage universel et le vieux particularisme germanique ressuscité par ceux-là même qui voulaient l’anéantir. Frédéric ii sûrement s’en fût alarmé, mais les temps ont marché et il n’y aurait rien là de trop inquiétant si le pouvoir de l’Empereur faisait contrepoids. Or, l’Empereur, d’après la Constitution, n’est pas un vrai souverain ; il est le délégué des gouvernements confédérés ; il n’a pas l’initiative des lois ; pour procéder à une exécution fédérale, pour dissoudre le Reichstag, il lui faut la sanction du Bundesrath. Seulement, il est roi de Prusse et, ce qu’il ne peut comme empereur, il le peut comme roi de Prusse par le moyen de son chancelier, lequel préside de droit le Bundesrath et de fait le ministère prussien, et, grâce à ce cumul, peut impérialiser le pouvoir royal. C’est ici le centre de toute la machine, le boulon par lequel l’Allemagne tient à la Prusse. On dirait vraiment que Bismarck, en le rivant, n’a songé qu’à assurer la durée de son propre pouvoir, à se rendre nécessaire et, qu’après avoir organisé pour son suzerain deux prisons éventuelles, le Reichstag et le Bundesrath, il s’était contenté d’en garder les clefs dans sa poche.

Les inconvénients d’une telle organisation sont à peine sensibles tant que dure la lune de miel de la victoire, prolongée, d’ailleurs, par l’habileté et l’autorité personnelle de Guillaume ii. Mais elle ne saurait durer toujours, et si même le Bundesrath et le Reichstag pouvaient continuer d’être le conseil froidement discret et l’assemblée un peu hargneuse, mais obéissante quand même, qu’ils ont été jusqu’à présent, cette situation ne saurait survivre à l’annexion des provinces autrichiennes. Sans doute, le particularisme est mort, en tant qu’obstacle à l’unité ; seulement unité allemande et prédominance prussienne ne sont pas synonymes à perpétuité ; s’ils le furent au début, les deux termes perdent déjà un peu de leur équivalence. L’accord, d’ailleurs, n’existe entre Allemands ni au point de vue religieux, ni au point de vue économique. Le jour où le Sud recevra un pareil renfort, comment les conflits qui déjà mettent aux prises catholiques et protestants, industriels et agrariens n’auraient-ils pas une répercussion directe au sein du Conseil Fédéral ? Ce jour-là, le roi de Prusse ne pourra plus gouverner l’Empire sans l’exposer à de graves désordres. Il faudra de toute nécessité modifier l’œuvre de 1867 et créer les prérogatives impériales qui n’existent pas. Cela ne se fera point sans résistances de la part de la Prusse. Si Guillaume ii n’est plus, son successeur sera-t-il à la hauteur de cette tâche intéressante et patriotique, mais infiniment délicate ?… Tout est là.

Les apparences, on le voit, sont trompeuses. Au premier abord, ce qui paraît solide en Allemagne, c’est l’édifice politique puissamment construit, cimenté de sang et de gloire, tandis que les oppositions de caractères, de religions, d’intérêts, les exagérations de l’impérialisme, les progrès des socialistes tendraient à faire croire que socialement et moralement, l’unité n’est point complète. Dans la réalité, c’est tout le contraire. Les rouages politiques sont frêles parce que le poids qu’ils étaient destinés à supporter