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roosevelt et tolstoï

gèrent son coup d’œil hardi, son raisonnement clair et son superbe dédain du convenu, il en est un qui domine et résume tous les autres. « Ne t’abandonne pas, dit-il à l’homme civilisé, ne dépose pas ton harnais de combat. » Ce n’est pas l’amour de la bataille qui l’incite à parler de la sorte. Encore qu’il oppose volontiers les « guerres justes » à celles qui ne le sont point et qu’il tende à exonérer les premières de tout reproche, le président est un pacifique, ami des arbitrages raisonnables et des solutions modérées. Mais il n’admet pas que l’humanité soit transformable jusqu’à méconnaître le rôle de la force matérielle et à jeter bas le code de l’honneur conventionnel. Il ne croit pas au progrès social réalisable par la seule vertu, au bien social issu de la seule bonté. La lutte lui apparaît comme un élément indispensable de perfectionnement pour notre nature imparfaite. Quelle éducation serait celle qui ne s’appliquerait qu’à enlever tout caillou de la route, à chasser tout souci, à donner le plus de bien-être possible, à atténuer, à adoucir, à faciliter ? Que vaudrait un garçon élevé de la sorte ? Pas plus qu’une nation sans arsenaux et sans soldats, sans volontés impérieuses et sans ambitions puissantes, sans passion et sans orgueil. Tout cela nous demeure nécessaire pour progresser ; nulle transformation n’est survenue qui permette aux aspirations de l’âme de supprimer les instincts du corps, à l’esprit d’oublier l’animal, à l’idée pure d’ignorer le fait brutal.

Tel est le duel géant qui s’engage et dont l’enjeu n’est pas moins que l’orientation de l’univers. Sans qu’ils l’aient voulu ni cherché, la pensée de Tolstoï et celle de Roosevelt se heurtent de front. Les hommes hésitent entre leur rêve humanitaire et leur pesante armure. Beaucoup parmi eux avaient cru que l’heure sonnait du grand changement tant désiré ; il leur semblait que de merveilleuses découvertes scientifiques et une longue période de paix devaient