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chimères

d’une puissance collective, anonyme qui serait émanée d’eux. Et cette idée leur plaît tellement qu’ils ne réfléchissent plus à rien. Ils se croient bonnement devant une aurore de félicités — et que les maux dont leurs pères ont souffert, les contrariétés qu’eux-mêmes subissent vont disparaître derrière l’horizon tandis qu’ils marcheront vers l’orient de leurs rêves. Tout cela parce qu’ils possèdent une Assemblée nationale et que cette Assemblée leur a donné une Constitution. Merveille des formules ! Ce qu’ils refusaient à la royauté, ils le donneront donc à la Nation sans une plainte ni une hésitation. Car devant cette joie d’avoir inventé une déesse et de lui brûler de l’encens, ils ne songent plus aux réformes utiles ni à leurs intérêts particuliers. Vive la Nation !

« Vive la Charte ! » répond, à quarante ans de distance, l’écho halluciné des insurgés parisiens, hors d’eux à cause de quatre ordonnances auxquelles ils n’ont pas compris grand’chose et qui ne signifient pas beaucoup plus. Et une nouvelle chimère les conduit, très bourgeoise celle-là et prodigieusement étroite ; le papyrus législatif rayonne au-dessus des fronts. On adore la Loi à laquelle Joseph Prudhomme parle à la troisième personne et envers qui toute désobéissance, si mince soit-elle, constitue un odieux sacrilège. Le prince lui jure une éternelle fidélité et ses administrés répètent son serment. On s’embrasse. Comment l’Europe ne comprend-elle point qu’une ère admirable s’ouvre sous ses pas ?… Tout cela nous a coûté la Belgique qu’on allait nous laisser prendre et, pour un peu, la régence d’Alger dont nous venions de nous emparer. Pendant dix-huit ans, des hommes habiles et probes vont travailler péniblement à remonter la côte qui a été dégringolée en trois jours. Mais d’avoir compris la majesté de la Loi vaut bien quelques sacrifices.

Les dix-huit ans ont passé. On est en haut de la côte. Une troisième chimère attend là, assise sur un piédestal comme un dragon chinois : c’est la Fraternité. On l’atteint, on l’entoure, on la place sur un char tendu de pourpre,