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Page:Coubertin - Paysages irlandais, 1887-1888.djvu/3

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Nous montons le matin vers un sommet d’où le temps clair promet une jolie vue. Le long du chemin boueux, des chaumières affaissées au seuil desquelles les enfants et les cochons se témoignent une désastreuse intimité ; les femmes, tête nue, enveloppées de châles plucheux s’arrêtent à trois pas pour nous faire leur petite révérence précipitée comme celle des enfants de chœur quand monsieur le curé a le dos tourné ; une vieille mendiante à qui j’ai fait la charité s’est mise à parler avec véhémence : j’ai cru un instant qu’elle m’agonisait de sottises, mais non ! elle appelait tous les saints du paradis à mon aide.

Point d’arbres sur la route ; il n’y en a que dans les parcs des landlords ; les paysans n’en veulent pas autour de leurs demeures et les abattent quand ils en trouvent. C’est peut-être à cela qu’il faut attribuer l’espèce de tristesse vague et mélancolique qui flotte dans l’air ou bien est-ce à l’étendue monotone des landes, ou bien encore à ce bog, mélange marécageux d’eau et de tourbe sur lequel le soleil couchant jette des lueurs fauves à l’aspect sinistre et grandiose. Certainement ce pays à son étrangeté, son charme même et un cachet sauvage qui convient à sa situation lointaine à l’extrémité de l’Europe.

La montagne dont nous escaladons les rampes glissantes est un lieu de pélerinage célèbre, grâce à un puits dont l’eau guérit infailliblement presque toutes les maladies dont on ne meurt pas. Les pélerins qui, à certain jour du mois d’août s’y réunissent après la messe commencent bien par boire un peu de cette eau saumatre ; par malheur ils ne s’en tiennent pas là, et après avoir levé les bras au ciel et fait le tour du puits à genoux sur le rocher, ils se dirigent vers les tentes sous lesquelles on vend du whisky… Aujourd’hui le site est désert ; il y gagne en propreté ce qu’il perd en pittoresque mais le sol est jonché de bouchons qui témoignent hautement des ravages exercés dans les rangs de la pieuse assemblée par cette liqueur, la vraie Reine de l’Irlande.

Le paysage est plus réjouissant à contempler. On ne voit pas la mer, mais une traînée lumineuse qui brille comme un reflet de banquise indique l’emplacement de la baie de Galway et les montagnes du Connemara dessinent dans l’éloignement leur pâle silhouette. Sur tout cela passe un souffle vivifiant et froid qui vient du large ; il est certain qu’ici on prend un bain de santé et ceux qui y feraient une saison s’en trouveraient fort à l’aise sans que le saint auquel la dévotion irlandaise accorde les honneurs du puits ait eu à se donner beaucoup de mal pour eux.

Croisé, en revenant, une jeune miss sur un car ; le jaunting-car est une voiture qui semble avoir été inventée pour Janus ; mais lors même qu’on est un simple mortel on ne s’y