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Page:Coubertin L utilisation pedagogique de l activite sportive 1928.djvu/9

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L’heure « étale »

« Par contre, la pédagogie sportive a ceci de particulier qu’elle dépasse les limites de l’adolescence et déborde sur l’âge adulte. Son objet, après avoir ciselé l’éphèbe, est aussi de maintenir la ciselure chez l’homme fait. Son application a une limite inférieure ; l’enfance ne lui appartient pas. C’est une redoutable erreur que nous commettons aujourd’hui de mettre trop tôt le contact entre l’enfant et le sport organisé. Cet incomparable levier s’émousse à l’usage prématuré. Et il en résulte une prime nouvelle à la précocisation, tare générale de l’éducation actuelle. Nos contemporains semblent vouloir hâter la saison première et, par la quasi-suppression du printemps, ils s’imaginent qu’ils allongent l’été, c’est-à-dire la période de pleine production. Mais la nature se rit de tels calculs ; elle reprend vite ses droits. Gare aux automnes et aux hivers précoces, et qu’en poussant la fleur vous ne fassiez simplement tomber plus tôt la feuille. »

« De limite supérieure, la pédagogie sportive n’en connaît d’autre que l’usure de l’âge. Voilà la seconde erreur d’aujourd’hui. Le sport est considéré comme d’essence juvénile (donc passagère) et collective. Or, pour agir vraiment sur la cité, sur la nation, sur la race, il doit avant tout être individuel et prolongé jusqu’au plus loin possible. Un grand chef d’armée disait que rien ne valait comme producteur d’énergie sans couture un soldat de vingt-huit à trente ans. De même rien ne rayonne davantage dans la vie civile que ce que j’appellerai l’heure étale. »

« Il faut avoir été riverain des mers à marées profondes pour apprécier ce que recèle de puissance et de majesté cette expression d’« étale » servant à désigner l’heure où le flot parvenu à la plénitude de sa montée semble vouloir se reposer un moment avant de commencer à descendre. Parfois le vent, lui aussi, marque un apaisement ; et l’on dirait que la terre s’associe à la détente des autres éléments. Si la flamme s’élève alors d’un de ces feux champêtres qui évoquent les cultes primitifs, on la voit renonçant à ses spirales habituelles, monter droit vers la nue. »

« Une pareille heure existe dans la vie humaine, une heure où la marée cérébrale et musculaire a réalisé son maximum et où l’individu peut avoir la fortune d’en prendre conscience. Mais une semblable fortune n’est pas donnée à tous. Maintes circonstances surviennent qui la détournent : accidents de santé, insuffisantes possibilités de culture, soucis accablants… car le sort est inégal et d’allures injustes… Pourtant combien la laissent passer, cette heure magnifique, par simple inadvertance alors qu’ils auraient pu la vivre ardemment ; combien d’autres auxquels un effort préalable accompli en temps opportun en eût assuré la précieuse maîtrise. »