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Page:Coubertin Transformation et diffusion des etudes historiques 1927.djvu/6

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modernes. La lutte qu’elles ont soutenue contre des formes d’impérialisme sans cesse renouvelées et variées n’a pas encore pris fin. L’Amérique y a joué le rôle principal. À sa voix toutes les activités ont été mises en mouvement. Ainsi le continent américain a-t-il à son tour pris rang dans l’histoire universelle. Tout comme à la vieille Asie, on ne lui avait pas préparé sa place. On tenait l’une pour endormie dans son rêve opiacé et l’autre pour uniquement occupée de compter ses dollars. Et les malentendus nés de cette dernière conception ont été singulièrement chargés de conséquences fâcheuses. Rien que d’avoir pu croire si longtemps que des communautés humaines, fortement charpentées, se contenterait en grandissant d’un pareil idéal, implique une absence de sens historique propre à faire douter des méthodes par lesquelles, en Europe, on se flattait de savoir le cultiver.

Prenons-en notre parti : le monde est unifié ; acceptons une situation qui était fatale. Nous avions pris l’habitude de mesurer choses et gens à l’aide d’une sorte de quatrième dimension : la dimension européenne. Il y faudra renoncer et apprendre à nous servir désormais de mesures communes à tous les hommes.


iii

Donc en même temps qu’il devenait possible de rédiger l’histore universelle, il devenait indispensable de l’enseigner. Contre l’affirmation de cette nécessité se dresse l’enivrement moderniste qu’alimentent à la fois le caractère vraiment prestigieux du perfectionnement technique et l’orgueil naïf des jeunes générations en présence des résultats atteints dans cette voie. Détachées par là du passé, celles-ci n’y veulent plus voir que matière à recherches documentaires et répugnent à y chercher une réserve d’expérience salutaires dont le présent puisse utilement s’inspirer. Leur enthousiasme scientifique se trouve épaulé par le calcul des possédants. Une sorte de pacte réunit les uns et les autres au pied de la statue du productivisme, déesse du moment. C’est dans l’extension indéfinie de son culte que ses fidèles aperçoivent l’orientation définitive de la civilisation : idéal un peu frêle et borné d’une société qui se croit novatrice et qui l’est en effet en une certaine façon, car elle semble chercher l’aurore du côté du couchant. Les avertissements pourtant ne lui font pas défaut. Des démentis réitérés sont donnés aux pronostics de ses dirigeants et l’échafaudage de leurs combinaisons tremble à tout instant.

Notons que l’histoire préside à cette revanche, car par une sorte d’ironie c’est au moment où l’on se préparait à réduire son emprise pédagogique que précisément son action politique a paru s’exercer de plus en plus fortement. On la trouve à la base de toutes les agitations contemporaines. Les guerres dont nous sortons furent pénétrées d’origines historiques ; celles qui nous menacent le seraient plus encore ; et leur chance d’éclater réside dans l’ignorance prolongée de l’opinion entre un pays et un autre, la même ignorance qui provoqua ou facilita tant des catastrophes précédentes. Aux deux rives du Pacifique se jouent des drames — le chinois et le mexicain — où sont aux prises sous des déguisements économiques, de vieilles passions historiques. Demain, le sort de l’Afrique blanche se trouvera commandé par le passé de l’Afrique noire, dont nous n’arrivons pas encore à concevoir qu’elle ait pu préexister à nos interventions. Est-ce donc le moment de renoncer à l’histoire, de diminuer son rôle et d’affaiblir son prestige, de la tenir découpée en tranches régionales ou nationales ? Il faudrait au contraire lui confier la plus importante des fonctions, la direction de la météorologie politique. Il lui appartiendrait dès lors de sonder l’atmosphère, de signaler la levée des ouragans et leur marche éventuelle parmi les hommes. Ainsi servirait-elle grandement à sauvegarder la paix internationale.

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