Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/208

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

à l’autre se trouverait toujours un hiatus qu’on essaierait vainement de déguiser par les artifices du langage ou de voiler sous l’ambiguïté des termes.

127

Le contraste que Bichat a si heureusement marqué entre la vie organique et la vie animale, n’a-t-il pas la plus grande ressemblance avec le contraste entre la chair et l’esprit, entre la vie animale, commune à l’homme et aux espèces inférieures, quoique différant dans ses manifestations et par ses degrés de perfectionnement, et la vie intellectuelle et morale propre à l’homme seul, et (on peut le dire) donnée à tous les hommes, quoique sujette aussi à des diversités infinies dans ses manifestations, selon les aptitudes et les degrés de culture des individus et des races ? Tous les grands peintres de la nature humaine, tous ceux qui l’ont étudiée dans un but pratique, et par conséquent sans préoccupation des systèmes métaphysiques et des subtilités d’école, n’ont-ils pas vivement exprimé ce dernier contraste que la conscience du genre humain proclame, que le sentiment intérieur indique à l’homme le plus grossier, le moins enclin aux raffinements ou à l’enthousiasme mystique ? Ces deux hommes, ou plutôt ces deux vies distinctes (quoiqu’elles se pénètrent mutuellement à l’instar des deux vies organique et animale) ne suivent-elles pas des allures différentes ; n’ont-elles pas leurs périodes distinctes d’enfance, de jeunesse, de virilité et de déclin ? L’une n’est-elle pas plus élevée dans ses principes et dans ses tendances, l’autre plus fondamentale et plus fixe dans ces caractères ? Mais, tandis que la distinction de Bichat a été amenée par les progrès de l’observation scientifique, il semble que la métaphysique, en se raffinant, n’ait pu se contenter d’une distinction sentie par le vulgaire, sur laquelle, dès le berceau des civilisations, ont été fondées les morales et les religions. Dans les temps modernes surtout, l’importance exclusive que Descartes (en cela seulement disciple outré d’Aristote) a attachée à la notion métaphysique de substance, ses explications fondées sur la distinction de deux substances dont l’essence consisterait, pour l’une dans l’étendue, pour l’autre dans la pensée, ont habitué à considérer