Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/277

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Par cela seul que le système des idées morales tendrait à l’uniformité, chez des peuples dont la culture sociale va en se perfectionnant sous l’empire de circonstances différentes il y aurait lieu d’admettre que ce système se dépouille progressivement de tout ce qui tient à des causes accessoires et variables, pour ne plus retenir que ce qui appartient au fond même de l’humanité et à la constitution morale de notre espèce, à ses penchants et à ses besoins permanents. Mais si, de plus, des idées nouvelles s’y introduisaient à la suite de ce perfectionnement progressif, il deviendrait présumable que de telles idées, dont l’humanité n’a pas toujours été en possession quoique ses besoins fussent les mêmes, ne sont pas vraies seulement d’une vérité humaine et relative ; qu’elles tiennent à l’ordre général que nous ne sommes pas toujours capables de découvrir, mais qui nous frappe toujours dès qu’on nous le montre ; qu’en un mot elles font partie d’un fonds de vérités supérieures. Bien loin qu’on pût arguer contre elles de ce qu’elles sont restées inconnues à des hommes grossiers et à des peuples barbares, de ce qu’elles n’ont été aperçues qu’à la suite des progrès de la civilisation et des mœurs, leur nouveauté même, c’est-à-dire la nouveauté de leur révélation, serait le meilleur témoignage du rang éminent qu’elles occupent, entre les principes que l’homme découvre, mais qu’il ne crée pas. Autrement, comment pourrait-il se faire qu’un génie, quelle que fût sa puissance, imposât aux générations à venir des croyances impérissables ? La nature, en douant quelques individus privilégiés des plus brillantes facultés du génie, ne produit après tout qu’un phénomène accidentel et passager. Que Newton, au lieu de découvrir une des grandes lois de la nature, n’ait imaginé qu’un système ingénieux, et l’on peut affirmer qu’un jour viendra où le nom de Newton s’effacera ; mais il ne périra jamais dans la mémoire des hommes, s’il se rattache à la découverte d’une vérité éternelle. C’est une loi de l’ordre moral comme de l’ordre physique, que les traces des circonstances initiales et accidentelles s’effacent à la longue, sous l’action prolongée des causes qui agissent constamment dans le même sens et de la même manière : et lors même que les traces des circonstances initiales ne pourraient jamais entièrement disparaître, ou