Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/285

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déterminées et parfaitement compatibles. S’il en est ainsi pour la plus simple des figures géométriques, pour le triangle, à plus forte raison ne peut-on pas, sans restriction ou convention arbitraire, définir par un tableau de mesures moyennes la forme ou la structure du type spécifique, pour un système aussi complexe que l’ensemble des organes d’une plante ou d’un animal. Que sera-ce donc si l’on veut tenir compte d’une multitude d’autres caractères physiques ou physiologiques, tels que le poids, la force musculaire, le pouvoir des sens, etc. ? évidemment, les valeurs moyennes de ces éléments si divers ne pourront que par un très-grand hasard s’accorder entre elles ; et le tableau synoptique de toutes ces valeurs, ne devant pas être considéré comme la définition d’un individu possible, est encore moins la définition du type spécifique, dont nous poursuivons pourtant l’idée et la description approximative, quelque difficulté que nous éprouvions, ou même quelque impossibilité qu’il y ait à en donner, par des procédés méthodiques et rigoureux, une image sensible et une expression adéquate.

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Mais allons plus loin, et par là revenons aux principes d’esthétique dont ce préambule nous a écartés. Lors même que la collection des individus fournirait un système de valeurs moyennes parfaitement conciliables, il n’en faudrait nullement conclure que ce système offre la représentation du type spécifique, ou qu’il est propre à nous donner l’idée de ce que ce type est en lui-même, indépendamment de l’influence des circonstances extérieures et accidentelles qui l’altèrent et le déforment. Sans doute, si ces circonstances accidentelles agissaient sur l’un des éléments du type (sur la grandeur d’une ligne, par exemple), tantôt dans un sens et tantôt dans l’autre, par exagération ou par amoindrissement, avec la même facilité et la même intensité, la moyenne fournie par un grand nombre de cas individuels serait précisément la valeur qui appartient au type, et toutes les altérations dues à des causes accidentelles et extérieures se trouveraient exactement compensées. Mais de ce que cette compensation exacte n’aurait pas lieu, ou même de ce que les causes de déformation agiraient toujours dans le même sens,[1]

  1. Ainsi la taille moyenne de l’homme en France, et probablement partout, est fort loin d’être ce qu’on appelle une belle taille, par la raison toute simple que les causes accidentelles de rabougrissement de la taille, tenant aux vices du régime et à l’insalubrité des occupations habituelles, l’emportent de beaucoup en intensité et en fréquence sur celles qui tendent à l’exagérer. A plus forte raison, la durée moyenne de la vie (ce que les statisticiens nomment la vie moyenne) est-elle bien au-dessous de l’idée que l’on se fait de la durée naturelle de la vie, abstraction faite des causes accidentelles de destruction, ou de ce qu’on pourrait appeler la longévité de l’espèce. La vie moyenne est si essentiellement différente de la longévité spécifique, qu’il y a des espèces où, le plus grand nombre des individus périssant avant d’arriver à l’âge adulte, la vie moyenne n’atteindrait pas l’âge où les individus sont aptes à se reproduire et à perpétuer l’espèce. C’est un des cas de désaccord signalés dans le n° précédent. Quand les statisticiens nous rapportent que dans telle contrée, à telle époque, la durée moyenne de la vie humaine est de 25, de 30 ou de 40 ans, personne n’entend que ce soit là, pour la contrée et pour l’époque, la longévité ou la durée naturelle et normale de la vie de l’homme. On comprend, au contraire, que la durée moyenne de la vie humaine peut varier de deux manières bien différentes : ou parce que les conditions extérieures d’hygiène, de police, de miturs, d’économie sociale, ont subi des changements qui influent sur les chances de mortalité, la constitution physique de l’espèce restant d’ailleurs la même; ou parce quela constitution même (U- l’espèce a subi â la longue des modifications héréditairement transmissibles, et qui sont les seules dont il faille tenir compte, au point de vue du naturaliste, pour la fixation de la longévité de l’espèce ou de la race. Mais plus de détails à ce sujet nous écarteraient trop des considérations dont il s’agit dans le texte.