Aller au contenu

Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/329

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Puisque d'une part la nature a voulu subordonner à l'emploi des signes sensibles le jeu de la pensée et les développements de l'intelligence humaine (112) ; puisque d'autre part un système de signes discontinus a seul pu prendre un développement parallèle à ceux de la pensée, qui pourtant, en général, portent sur des qualités ou des rapports susceptibles de modifications continues, on comprend qu'il doit résulter de cette contrariété entre l'essence des signes et celle de la plupart des idées une des plus grandes entraves de l'intelligence : entrave contre laquelle elle lutte depuis qu'elle a commencé à se développer ; entrave dont parfois elle a pu heureusement s'affranchir, et qui, par d'autres côtés, la retient dans une enfance éternelle. Dans cette discordance des idées et des signes, un esprit méditatif reconnaîtra un de ces détails où la nature semble accidentellement dévier de son plan général de continuité et d'harmonie. Car la philosophie et les sciences humaines, ces produits éminents de la pensée, dont nous nous enorgueillissons à juste titre, ne sont après tout qu'un épisode dans l'histoire de la nature et même dans celle de l'humanité, le résultat du développement en quelque sorte exagéré de facultés qui semblent avoir été données à l'homme dans un but moins ambitieux.

208. — Ce n'est pas à dire que des signes d'institution, différents de la parole, n'eussent pu à d'autres égards avoir de la supériorité sur le langage ; et en effet, l'homme n'a imaginé l'écriture que pour remédier à l'un des plus graves inconvénients de la parole, celui d'être un signe fugitif. L'époque de l'invention de l'écriture peut être regardée comme l'époque critique dans l'histoire de l'esprit humain. De la forme sous laquelle cette grande invention allait se fixer, devait dépendre la direction imprimée aux progrès ultérieurs de la pensée. Nous commençons à soulever le voile qui couvrait ces temps reculés, à retrouver les vestiges de cette élaboration après laquelle le système des signes graphiques s'est définitivement fixé, au moins parmi les grandes familles de peuples au sein desquelles la philosophie et les sciences étaient destinées à sortir de l'état d'enfance. Nous commençons à comprendre, grâce surtout aux ingénieux travaux dont l'Egypte a été l'objet depuis le