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Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/534

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522 CHAPITRE XXIII.

arbitrairement, et qu’on ne saurait fixer avec précision, au milieu d’une série continue de phénomènes dont la véritable origine échappera toujours à l’observation et à la conscience. On ne peut dire par combien de nuances passe cette sensibilité qualifiée d’obscure, qui va en se dégradant des animaux supérieurs jusqu’aux derniers animalcules ; qui, chez les animaux supérieurs et chez l’homme lui-même, semble tantôt se localiser dans certains organes, tantôt entrer dans le système des phénomènes que la conscience relie et centralise, selon l’évolution progressive de l’organisation et des fonctions. 352. — Le passage de la sensation au jugement n’est pas davantage un passage brusque. Il ne faut, pour s’en convaincre, que parcourir ce que les naturalistes et les philosophes ont écrit sur les illusions des sens. On ne peut expliquer par l’éducation et par l’habitude le jugement plus ou moins obscur ou distinct qui se trouve impliqué dans toute perception des sens ; et les psychologues ne s’en sont tirés que par des hypothèses arbitraires, souvent surchargées de détails de pure invention, au point de mériter le titre de romans philosophiques. Ce qui a permis de donner carrière à l’imagination dans ces matières, c’est la circonstance de la longue durée de la première enfance dans l’espèce humaine, et la lenteur avec laquelle l’enfant entre en possession des facultés qui lui procurent la connaissance des êtres extérieurs. L’espèce humaine se trouve à cet égard, comme on l’a remarqué de tout temps, dans une exception singulière. Il semble que la nature n’ait pu satisfaire aux conditions de la naissance de l’enfant qu’en abrégeant, aux dépens du développement du fœtus, la durée de la grossesse de la mère ; et que notre espèce reproduise jusqu’à un certain point l’anomalie qu’on observe dans l’ordre des animaux à poche abdominale, où, la parturition étant toujours prématurée, des moyens spéciaux de protection entretiennent la vie du jeune sujet jusqu’à ce que son organisation ait acquis le degré de perfection auquel, dans les autres espèces, le travail de la vie utérine a déjà conduit le sujet au moment de la naissance. Or, si nous considérons comment s’établit pour ces espèces (en cela plus favorisées que nous) le commerce du nouveau-né avec le monde extérieur, nous n’y trouvons rien qui ressemble au pénible apprentissage, à la lente éducation des organes des sens, tels