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Page:Courteline - Bourbouroche. L'article 330. Lidoire. Les balances. Gros chagrins. Les Boulingrin. La conversion d'Alceste - 1893.djvu/123

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Célimène

Pourtant vos tortsQuels torts ?

Philinte, avec grandeur d’âme.

Pourtant vos torts Quels tortsS’aveugler à tel point ?…
C’est les avoir deux fois, que ne les sentir point !
Que le cœur de la femme est fait d’étrange sorte,
Et que l’homme sur elle, en loyauté l’emporte !
Quoi donc ! Il faut qu’ici je me voie obligé
De prendre cause et fait pour l’époux outragé ?
C’est à moi, — triste effet de l’humaine faiblesse, —
(J’en conviens sans détour mais non pas sans noblesse),
Qu’il faut, d’Alceste… ?

Célimène

Qu’il faut, d’Alceste… ?Au temps où me faisant sa cour
Alceste à mes genoux rugissait son amour,
Ce troubadour transi, doublé de belluaire,
Eut parfois l’art et l’heur de ne pas me déplaire.
Outre qu’à franc parler la peur qu’il m’inspirait
N’était pas à mes yeux sans charme et sans attrait.
À sentir sous mon pied cette bête matée
Se débattre à la fois soumise et révoltée
Et son regard chargé de haine et de poison
Du matin jusqu’au soir m’insulter sans raison,
Vainquant avec péril et dès lors avec gloire,
Je goûtais à son prix l’orgueil de la victoire.
D’accord. — Mais aujourd’hui qu’il montre, humanisé,
Les talents d’agrément d’un ours apprivoisé,
Apte à la contredanse et souple à la voltige,
Ce qu’il acquiert en grâce, il le perd en prestige.
Tel vainqueur de tournoi cesse de me toucher,
Qui, déposant l’armure avant de se coucher,
Désormais sans haubert, sans casque et sans cuirasse,
N’est plus qu’un crustacé veuf de sa carapace.
Dans l’emploi des Achate et des Princes Charmant,
Notre homme à m’émouvoir tâche inutilement.
Il y marque une ardeur à nulle autre seconde,
Mais, n’étant plus quelqu’un, il devient tout le monde,
Et tournant au fâcheux, d’irritant qu’il était,
Il ne garde plus rien du peu qui lui restait.
Alceste converti n’a plus de raison d’être.
Le mari n’est jamais qu’un laquais ou qu’un maître.
La femme a, sur ce point, des raisons qui font loi.
Le ciel, qui les voulut, en sait seul le pourquoi.

(Cependant, depuis un instant, Alceste est rentré sans que Célimène et Philinte s’en soient aperçus. Il demeure immobile, au fond du théâtre.)