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d’ailleurs un fait connu qu’il n’y a plus un seul républicain en France. Tout le monde le sait, personne n’en convient, et les affaires n’en vont, pour cela, ni mieux, ce qui serait surprenant, ni plus mal, ce qui serait difficile.

Le président.

Vous n’avez jamais eu de condamnations ?

La Brige.

Jamais.

Le président.

Ça m’étonne.

La Brige.

Je vous crois sans peine ; mais je suis un gaillard habile.


LA BRIGE. — Philosophe défensif.
Le président, ironique.

Soit dit sans vous flatter.

La Brige.

Sans me flatter, en effet, puisque j’ai résolu le difficile problème de pouvoir, à trente-six ans, justifier à la fois et d’un passé sans tache, et d’un casier judiciaire sans souillure.

Le substitut.

Voilà de bien grands mots : mettons les choses au point. Vous n’avez jamais eu de condamnations, c’est vrai, mais les renseignements recueillis sur votre compte ne sont guère en votre faveur. Ils vous représentent comme un personnage de commerce presque impossible, comme une façon de Chicaneau, processif, astucieux, retors, éternellement en bisbille avec le compte courant de la vie. Les juges ne sont occupés qu’à trancher vos petits différends avec le commun des mortels, et les archives des commissariats regorgent de procès-verbaux dont votre nom fait les frais. Feuilletant des notes placées devant lui. Un jour, c’est un cocher de fiacre que vous gardez huit heures sous une pluie battante, devant la terrasse d’un café, et qui, exaspéré enfin, proteste et ameute la foule.

La brige.

Cet homme, auquel j’avais allongé trente-six sous pour une course de cinq minutes, exigeait que je lui règle l’heure, m’ayant arrêté deux secondes à la porte d’un bureau de tabac. Il excipait de son droit, je m’enfermai dans le mien.

Le substitut.

Une autre fois, c’est un conducteur de tramway auquel vous prétendez payer les quinze centimes de votre place avec un billet de mille francs.

La brige.

Le contrôleur m’avait refusé une correspondance valable, parce que je l’avais cassée en glissant sur le pavé gras, — non pour mon agrément, je vous prie de le croire. Je rendis en mauvaise grâce la monnaie d’une telle mauvaise foi. — Libre à vous de lever les épaules : chacun, en ce bas monde, étant maître de sa vie, en dispose comme il l’entend. Pour moi, j’ai commencé par mettre la mienne au service de celle des autres, dans l’espérance que les autres s’en apercevraient un jour et me sauraient gré de mes bonnes intentions. Malheureusement, il est, pour l’homme, deux difficultés insolubles : savoir au juste l’heure qu’il est, et obliger son prochain. Dans ces conditions, écœuré d’avoir tout fait au monde pour être un bon garçon et d’avoir réussi à n’être qu’une poire, dupé, trompé, estampé, acculé, finalement, à cette conviction que le raisonnement de l’humanité tient tout entier dans cette bassesse : « Si je ne te crains pas, je me fous de toi », j’ai résolu de réfugier désormais mon égoïsme bien acquis sous l’abri du toit à cochons qui s’appelle la Légalité.