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Page:Courteline - Un client sérieux, 1912.djvu/58

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jeune!

Elle fond en larmes.

Monsieur Ledaim. --- Hein?... Quoi?... Qu'est-ce qu'il y a?... Vous pleurez?

Déjà il est à genoux, les mains aux hanches de la dame.

Monsieur Ledaim. --- Voyons, qu'avez-vous? Parlez-moi! Je vous ai fait de la peine?

La dame, qui sanglote. --- Vous savez bien que non!

Monsieur Ledaim. --- Alors quoi? Vous me désespérez!

La dame. --- Ne m'interrogez pas. Je ne puis vous répondre. Je n'ai rien; je vous jure que ce n'est rien. J'ai les nerfs malades, voilà tout!

Monsieur Ledaim. --- Ah! les bébés! les bébés! qui pleurent comme ils rient, sans savoir!

La dame. --- Sans savoir!... Ah! je ne sais pas, pourquoi je pleure? Je ne le sais pas, ce qu'est la vie?... ce qu'est la mienne, surtout!

Monsieur Ledaim. --- Voyons! voyons!

La dame. --- Si vous pouviez imaginer, deviner, supposer, concevoir, le vide lugubre de mon coeur, vous resteriez épouvanté!...

Monsieur Ledaim. --- Est-il possible!

La dame. --- Toute seule dans la vie, mon Dieu! Sans un espoir...

Monsieur Ledaim. --- Mais si, mais si!

La dame. --- Sans une affection!

Monsieur Ledaim. --- Et la mienne?

La dame, se laissant tomber sur les genoux de M. Ledaim. --- Eh! Je suis mariée!

Monsieur Ledaim. --- Ça ne fait rien. Ne vous occupez pas de ça.

Redoublement de sanglots chez la dame. Peu à peu, elle s'est abandonnée aux bras qui l'étreignent, du jeune homme, et penchée sur son épaule, elle secoue énergiquement la tête, voulant dire que "si... que cela fait quelque chose tout de même!...". Ses paroles n'arrivent plus que par lambeaux, mêlées à des sanglots bruyants.

La dame. --- La vie est bête et cruelle!

Monsieur Ledaim. --- Abominablement; c'est vrai; mais enfin ce n'est pas une raison pour vous mettre dans cet état-là! Je vais finir par fondre en larmes, moi aussi!

La dame. --- Vous êtes bon, vous.

Monsieur Ledaim, modeste. --- Je ne suis pas méchant. Allons, je vous en prie, parlez-moi. Mal mariée, hein? (Mimique énergique de la dame.) Un mari qui ne vous comprend pas, pauvre petit coeur méconnu!... Un ours pour qui vous n'êtes rien?... pour qui vous n'avez jamais rien été?... Enfin, il faut se faire une raison; chacun a ses petites misères, et puisque je vous jure que je vous aime. (Il cherche à lui baiser les yeux, mais la dame est coiffée d'un immense Gainsborough, et, aux bords fâcheusement avancés du chapeau, M. Ledaim se heurte le nez au point que cela en devient vraiment exaspérant. -- A la fin, agacé et courtois à la fois:) Ça ne vous serait pas égal de retirer votre chapeau?

La dame, minaudant. --- Déjà exigeant!

Monsieur Ledaim. --- Mon Dieu non; mais si vous saviez à quel point votre chapeau est insupportable. Je m'y use le nez comme sur une râpe à fromage.

La dame. --- Alors, il faut vous obéir?

Monsieur Ledaim, très tendre. --- Il le faut!

La dame. --- Obéir... en tout?

Monsieur Ledaim, d'une voix mourante. --- Oui.

La dame. --- Tyran!

Elle avance ses lèvres. Long baiser.

La dame, brusquement. --- Restez là! Je reviens.

Elle sort.


Scène II

Monsieur Ledaim, seul.


Petite pantomime

M. Ledaim, resté seul, enlève ses gants, doigt par doigt, sur l'air, joué deux fois de suite à l'orchestre: "La Victoire est à nous." Puis, les pouces chevauchant les entournures du gilet, il promène le long de la rampe son sourire d'heureux coquin auquel nul coeur ne résiste, tandis que l'orchestre joue le motif "Toutes les femmes sont à nous" de La chanson de Fortunio. Cependant la bien-aimée commence à se faire un peu attendre. M. Ledaim consulte sa montre.