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Page:Courteline - Un client sérieux, 1912.djvu/75

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À ton aise. Nous en serons quittes pour vivre de pain et d’eau claire.

TRIELLE

Jamais de la vie. N’en crois rien. Tu t’arrangeras comme tu pourras, mais si je ne trouve pas à mes repas la nourriture saine et copieuse que réclame mon bon appétit, indice de ma conscience calme, j’irai manger au café, — à tes frais, bien entendu. Il serait rigolo que je sois mis au pain sec chaque fois que tu auras été insupportable, ou que tu te seras fait pincer démantibulant une lanterne.

VALENTINE

C’est ton dernier mot ?

TRIELLE

Le dernier.

VALENTINE

Bien. (Étendant le bras vers la croisée.) Tu vas me donner mon argent ou je vais me jeter par la fenêtre.

TRIELLE

Par la fenêtre ?

VALENTINE

Par la fenêtre.

TRIELLE, tranquillement, va à la fenêtre qu’il ouvre.

Saute ! (Un temps.) Allons, saute ! (Valentine demeure immobile, attachant sur Trielle des yeux chargés de haine. Enfin…)

VALENTINE

Tu serais trop content, assassin !

(Trielle referme la fenêtre et redescend en scène.)

VALENTINE, le poursuivant.

Assassin ! Assassin ! Assassin !

TRIELLE, à sa table, courbé sur son calepin.

Du 1er octobre : pour avoir menacé le sieur Trielle de se suicider sous ses yeux, tentant ainsi d’exploiter la tendresse de cet excellent mari.

……. 4 fr. 95

VALENTINE

Lâche ! Lâche ! Lâche !

TRIELLE

Pour ne l’avoir pas fait.

…………. 10 sous

VALENTINE

Oh ! je le sais, va, ce que tu cherches !… Je le sais, où tu veux en venir ! Tu soupires après mon trépas !

TRIELLE

Trépas ! (Écrivant.) Soixante-quinze centimes… pour s’être servie, au cours de la conversation, de locutions empruntées au lexique de Népomucène Lemercier.

VALENTINE

Voilà trop longtemps que je souffre sans me plaindre, j’en ai assez ! Je retourne dans ma famille.

(Elle sort en coup de vent.)



Scène Troisième


TRIELLE, seul,

Comme si rien ne s’était passé, il est revenu à son pupitre. Là,

TRIELLE, se dictant à lui-même.

« Mais le vieillard, tout à sa pensée, semblait ne pas s’en être aperçu. Soudain, élevant vers le ciel un regard de hautain défi : Eh bien, cria-t-il, sois maudit, Dieu d’inclémence, Dieu d’injustice ! Toi qui n’as pas écouté mes prières, demeure à jamais abhorré ! Je jette ton nom en pâture à l’exécration des générations à venir. Et allez donc, turlurette ! (S’épongeant le front :) Quel métier !

(Il poursuit :)

Comme il achevait ces épouvantables blasphèmes…

(S’interrompant.)

Et le terrassier se plaint de son sort !

(Il poursuit :)

… un bruit de pas troubla le silence de la rue.

(S’interrompant.)

Et le mineur élève des revendications !

(Il poursuit :)

De blême qu’il était, le vieillard devint livide.

(S’interrompant.)

Et le cocher se met en grève !

(Il poursuit :)

Si c’était lui, murmura-t-il. Oh ! connaître enfin cet ennemi ! le tenir haletant sous mon genou ! arracher à son épouvante un aveu dans un dernier râle ! À ce moment, un étranger déboucha de la rue de la Harpe. Le vieillard bondit comme un tigre, mais aussitôt une étrange défaillance s’empara de tout son être. Ses jambes fléchirent sous le poids de son corps, et poussant un cri terrible, il s’évanouit ! » J’ai dit : trente lignes sensationnelles. Sensationnelles ; je suis tranquille. Reste à savoir si elles sont trente. Comptons.