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Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/110

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je me fiſſe ajuger ſes meubles, qu’elle ne vouloit pas que ſon mari les revit jamais, c’eſt pourquoi je ferois mal ſi j’en empêchoient la vente. Je vis bien à ces paroles qu’elle avoit envie de le quitter, & que les coups qu’elle avoit reçûs lui tenoient bien fort au cœur. Je lui témoignai en même tems que je ne pouvois aprouver ſon divorce : elle ne me fit point d’autre réponſe, ſinon qu’elle n’étoit pas acoûtumée à être batuë ; qu’il falloit bien d’ailleurs lever le maſque du commencement, à moins que de vouloir que ſon mari en abuſât encore davantage à l’avenir ; qu’il voudroit aparemment nous empêcher de nous voir, ce qu’elle ne permetteroit jamais, du moins de ſon bon gré.

Je l’aimois aſſez & j’en avois grande raiſon, puiſqu’outre ſa beauté elle en avoit toûjours uſé avec moi, depuis le premier juſqu’au dernier jour que je l’avois vûë, d’une maniere ſi honnête, qu’il eut fallu que j’enſſe été bien ingrat pour ne lui pas en avoir obligation : auſſi je lui dis toutes les douceurs que la reconnoiſſance & l’amitié me pouvoient mettre à la bouche. Je l’aſſurai que cette nouvelle marque de tendreſſe m’étoit tout auſſi ſenſible que pas une qu’elle m’eut donnée juſques-là : mais après l’avoir ainſi préparée à ajouter plus de foi à ce que j’avois envie de lui dire, je lui repreſentai qu’elle ne pouvoit ainſi quitter ſon mari ſans aprêter à parler à tout le monde, que je l’aimois d’une maniere que ſa réputation ne m’étoit pas moins chere que la mienne propre, que… Elle m’interrompit à ces paroles, & me dit que la langue étoit un bel inſtrument, & qu’on lui faiſoit dire tout ce qu’on vouloit, que quand un homme aimoit bien une femme, on ne lui pouvoit perſuader qu’il ne fut aſſez délicat pour n’être pas bien-aiſe de partager ſes faveurs avec un mari : que pour elle, elle n’aimeroit pas un homme qui auroit une femme à moins qu’il ne ſe réſolut en même-tems de la quitter pour l’amour d’elle.