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8 mars.

J’ai passé la nuit à m’enturbanner de compresses et à plonger mes extrémités brûlantes dans des cuvettes remplies d’eau. C’est ma première insomnie totale depuis que je voyage. Je me reposerai un jour. Les porteurs prendront patience si je leur achète des kolas au marché qui aura lieu, me dit-on, aujourd’hui. Il se tiendra en face de la porte de la ville, sur la petite place marquée par ces quelques arbres élégants, discrets, dont le feuillage, exprès, ne se masse pas, de peur de créer dans le paysage abstrait la matérialité d’une ombre portée.

On m’a dit qu’à 11 heures le marché battrait son plein et c’est à ce moment précis que je m’y rends. Mais qu’est-ce ? Quelle extravagance ? Ce n’est pas là un marché tel que ceux de Dakar ou de Siguiri : un marché bleu, un marché blanc. C’est un aspect imprévu, insolite. Dans l’atmosphère défunte et déteinte, le groupe tassé en corbeille ronde de quelques centaines de femmes demi-nues c’est vivant avec insolence, c’est puissant, c’est frais surtout, comme une touffe de lilas parmi les platras de vieux murs.

Comment le noir peut-il être si frais ? Le noir est une source, un puits des couleurs. C’est le seul que la lumière de Kérouané n’épuise pas et où, seule, elle sait puiser les couleurs des fleurs et de l’arc-en-ciel. Dans un pays où le vert est gris, où le rouge, le bleu, le blanc sont gris ; où le vert des arbres, le rouge du sol, le bleu du ciel, le blanc des étoffes sont gris ; seul le noir de la peau des nègres est tout à la fois véronèse, violet, rose, et bleu à la façon d’un bouquet de pivoines d’iris et de lilas.


10 mars.

Faute de lune, les porteurs s’éclairent avec des torches pour sortir de Kérouané à 3 heures du matin. Mais cette lumière théâtrale est insuffisante pour rendre praticable une route étroite élevée au-dessus d’un double remblai. Un homme tombe dans le petit ravin avec une malle. Il a un genou, un coude très endommagés. Mais la promesse de l’oindre de teinture d’iode le ranime. Cela lui produit le même effet qu’une gorgée d’eau-de-vie. Et il faut que je paie une tournée,

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