Aller au contenu

Page:Crébillon (Fils) - Le Sopha.djvu/227

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
223
LE SOPHA

Pourquoi voudriez-vous que quelques amants de plus fissent sur moi une impression désagréable ? Ai-je quelque chose à démêler avec ceux qui m’ont précédé ? Est-ce votre faute, si le destin ne m’a pas offert à vos yeux le premier ? Non, Zulica, non ; je ne suis pas même de l’avis de ceux qui croient qu’une femme qui a beaucoup aimé n’est plus capable d’aimer encore. Loin que je pense que le cœur s’use en aimant, je suis, au contraire, persuadé que plus on aime, plus on est vif sur le sentiment, plus on a de délicatesse.

— « Suivant ce principe, répondit-elle, vous ne seriez donc pas flatté d’être le premier amant d’une femme ?

— « J’ose dire que non, répliqua-t-il, et voici sur quoi je fonde une façon de penser qui peut-être vous paraît ridicule. Dans cet âge tendre où une femme n’a point encore aimé, si elle désire d’être vaincue, c’est moins encore parce qu’elle est pressée par le sentiment que parce qu’elle désire le connaître ; elle veut enfin moins aimer que plaire. On l’éblouit plus qu’on ne la touche. Comment la croire quand elle dit qu’elle aime ? A-t-elle, pour s’assurer de la nature et de la force de son sentiment actuel, de quoi le comparer ? Dans un cœur où par leur nouveauté les plus faibles mouvements sont des objets considérables, la moindre émotion paraît trouble, et le simple désir transport ; et ce