Page:Crevel – Le Baiser au mort, paru dans L’Essor, 1922.djvu/3

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Cette pensée lui fait mal, l’empêche de dormir et pourtant il faut qu’elle se repose, pour ne pas avoir les traits tirés pour pouvoir plaire encore. Elle ferme les yeux. Tic-tac, tic-tac, la pendule bat très fort, et dans sa tête qui s’efforce à ne plus songer, chaque battement est un choc dont elle souffre. Tic-tac, tic-tac, un coup n’est qu’une seconde. La nuit sera interminable. Elle ne pourra pas même s’assoupir. Elle va allumer sa lampe, prendre un livre. Elle ne sera plus si seule quand il fera clair. Elle ouvre l’électricité, mais dès qu’elle se retourne une image entrevue dans la glace la laisse bégayante de peur. Elle a vu sur ses épaules, une tête exsangue, la tête affreuse du mort qu’elle ne pourra pas oublier, elle a vu la tête de Daniel, elle a vu… et dans son horreur elle reste de longs instants sans faire un geste, puis pour mettre un obstacle entre elle et cette vision, elle porte sa main sur ses yeux. À nouveau l’obscurité. Elle lie ses idées, elle comprend ; elle a eu une hallucination ; elle rit de sa frayeur. La tête de Daniel mort sur ses épaules, mais c’est de la folie ! Elle Lucy elle est vivante, bien vivante. Il ne peut pas y avoir une tête de mort sur ses épaules. Elle a beaucoup maigri ; ses traits se sont creusés mais quand même son visage ne peut pas ressembler au visage de Daniel, à ce visage qu’elle n’a pas eu la force d’embrasser. Elle est rassurée. À nouveau elle se penche sur son miroir… Mais tout l’effroi renaît. Ses yeux sont pâles, sans vie au milieu des cernes et les meurtrissures de l’insomnie les rend plus vitreux encore. Toute sa peau est collée aux os. Ses cheveux massés en arrière pour une coiffure de nuit sans coquetterie font paraître démesurément haut le visage découvert, et son profil s’accentue, un profil décharné avec des narines presque transparentes. Elle a si peur d’elle même qu’elle passe à son cabinet de toilette pour arranger sa pauvre figure. Elle met du rouge, beaucoup de rouge sur les joues, elle fait bouffer les cheveux, se pare de ses bijoux et cela sans même regarder dans un miroir comme si elle voulait avoir d’un seul coup, sa toilette finie, un apaisement à sa hantise, par une soudaine et totale apparition de sa beauté retrouvée… Mais quand elle revient dans sa chambre c’est toujours la même tête, non plus hideuse seulement mais ridicule aussi. On croirait que c’est à même les os qu’elle a mis le fard ; un collier sur la poitrine et des bracelets aux bras la rendent grotesque comme les momies conservées avec tout l’attirail de leur coquetterie… Quand même elle ne peut pas croire ; pour être plus sûre elle s’approche ; elle se penche….. elle se penche jusqu’à ce que sa tête appuyée au miroir elle sente un froid aussi froid que de la mort. Ses lèvres saignent de s’écraser contre d’autres lèvres glacées, contre des lèvres qu’elle reconnaît… qui sont bien celles de l’autre, de Daniel, et qui prennent dans la cruauté d’une caresse sans chaleur, le baiser qui leur est dû, le baiser qu’on doit aux morts.

René Crevel.