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ÊTES-VOUS FOUS ?

malades. Sur leurs balcons-alvéoles, des créatures vivent dans un silence, une immobilité, à croire qu’elles ont perdu même leurs destins. Mais, après le temps disciplinaire de chaise longue à la fin des matinées, on a droit à une heure de gramophone.

Alors tournent, tournent les disques.

Chacun lance sa musique. Se nouent, s’emmêlent les lamentations aux fanfaronnades, rires en triolet, grands rêves sentimentaux. Dans cet inextricable écheveau des airs, nul ne perd le fil du sien. Roulades napolitaines, romances écossaises, zézaiements nègres, cris d’opéra, monologues et boniments de caf’conc', pêle-mêle, se précipitent, se heurtent les uns les autres, aux fenêtres toujours ouvertes. N’importe quelle chanson, pour qui l’a choisie, serait-elle la plus tenue, la plus aigrelette, spontanément abolit toutes les autres.

Or, quand il vint sur la montagne aux gramophones, l’homme n’avait pas, dans ses bagages, la moindre boîte à musique.

Ainsi, perdu au milieu de la savane des sons, où la plus faible liane est lasso, avec