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INTRODUCTION

immenses et fantastiques de l’Inde ni aux rêves obscurs de la race Scandinave. Les Cyclopes, les Hécatonchires, Ægéon et Briarée, Typhœos et les Titans, dans leur lutte contre les Olympiens, sont assurément ce qui s’en rapproche le plus ; mais il est visible que la poésie grecque, lorsqu’elle les représente, fait tout son possible pour les rendre aisément concevables sans être trop infidèle à l’idée première qui les a créés ; et il faut ajouter que bien loin de se complaire ordinairement à ces images, elle les a au contraire de plus en plus négligées. Les dieux les plus aimés des poètes ont été les plus humains.

Cette netteté plastique de la conception est un des mérites les plus attrayants de la littérature hellénique. Dans le domaine de l’imagination, tout pour les Grecs est clair, tout est sensible, et comme ces formes si pures sont de plus bien vivantes, elles ont par là même quelque chose qui charme vivement et qui satisfait. Toutefois ces qualités en excluent nécessairement d’autres, ou tout au moins les restreignent d’autant. L’obscurité a sa poésie comme la lumière, et ce qu’on croit entrevoir à travers l’ombre est bien souvent ce qui émeut le plus fortement. Les Romains ont eu peut-être plus que les Grecs ce sens de l’invisible et de l’insaisissable. On trouverait dans Lucrèce et dans Virgile de ces vers profonds qui nous font sentir ce qu’on ne peut voir, et qui ouvrent à l’imagination des perspectives mystérieuses pleines de rêve ou d’effroi :

Impiaque æternam timuerunt sæcula noctem.

Et pourtant les Romains non plus n’ont pas été par nature les poètes du mystère. Cette admirable faculté de rêver en dehors de toutes les formes précises et de sentir au delà des sensations définies et limitées,