Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t4.djvu/126

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peste[1], et surtout de l’effroyable corruption morale engendrée dans toute la Grèce par cette longue période de guerre et de révolutions[2], on sent à merveille, malgré le caractère impersonnel qu’il s’efforce de conserver à son langage, que cette violation de toutes les lois divines et humaines lui semble un grand mal social et une cause de ruine pour les cités. De même, quand les Platéens, réduits aux dernières extrémités par Lacédémone, plaident leur cause devant les Spartiates, Thucydide leur fait invoquer la morale éternelle avec une éloquence admirable[3], et les habitants de Mélos, dans leur discussion avec les Athéniens, rappellent aussi avec force les lois de la justice et de l’humanité. On pourrait citer d’autres passages analogues. Et pourtant, à considérer les choses dans leur ensemble, il est certain que Thucydide semble plutôt éviter que rechercher ce genre de considération absolues empruntées à la morale métaphysique ou religieuse. Il ne croit pas que l’histoire soit toujours une leçon de morale. Il voit la réalité telle qu’elle est, sans illusions optimistes, et s’il est convaincu que le respect du droit est le signe et la condition de la santé du corps politique, il n’en reconnaît pas moins qu’en fait, c’est l’intérêt et la force, bien plus encore que la justice absolue, qui mènent les événements. Il s’agit avant tout d’être vrai ; or la science de la réalité n’est pas la même chose que la morale. Cette disposition d’esprit va si loin chez lui que, là même où les raisons purement morales sembleraient devoir être principalement invoquées, ce sont les raisons d’intérêt qu’il aime à faire valoir[4]. Thucydide appar-

  1. Thucydide, II, 53.
  2. Thucydide, III, 82-83.
  3. Thucydide, III, 54 et suiv.
  4. Voir le discours de Diodote sur les affaires de Mytilène, III, 44, 2.