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NONNOS


lui le souvenir de Théocrite, qu’il imite sans le copier[1]. Mais surtout, c’est un créateur de sons et d’images. Venu en un temps où la langue grecque semblait avoir perdu la faculté de se renouveler, il s’est fait une langue et une versification vraiment neuves. L’invention verbale, chez lui, est incessante et hardie : il crée à profusion des composés nouveaux, et il se sert des mots anciens à sa manière. Le style qui résulte de là est un curieux mélange d’abstraction et d’images ; complexe et même compliqué, surchargé, obscur, monotone, quelquefois incorrect, il a en revanche de l’éclat, de la force, de la noblesse, il n’est jamais insipide ni banal. Le vers, assujetti à des lois très rigoureuses, mais à des lois d’instinct poétique et non d’école, est sonore et comme chantant[2]. Il se prête aux effets de douceur aussi bien qu’aux effets de force ; il met en valeur les épithètes brillantes et neuves, qui sont faites pour lui, comme il est fait pour elles. Ainsi, il y a là invention d’une forme appropriée aux choses qu’elle traduit, c’est-à-dire un des faits qui caractérisent le mieux la création poétique.

Avec de telles facultés, Nonnos devait faire école ; et il a en effet suscité des imitateurs. Malheureusement ce qu’il leur a légué, ce n’est guère qu’une forme de versification. On ne pouvait lui prendre ni son imagination ni son enthousiasme, et il n’avait créé ni thèmes épiques, ni figures vivantes, qui fussent de nature à se per-

  1. Par exemple, au XVe chant, l’amour du pauvre bouvier Hymnos pour la belle et fière chasseresse Nikæa (v. 169-407).
  2. Les principales particularités de sa versification sont les suivantes : prédominance du dactyle, jamais deux spondées consécutifs ; emploi fréquent de la césure trochaïque au troisième pied ; présence nécessaire de l’accent tonique sur une des deux dernières syllabes du vers, généralement sur la pénultième. Cette dernière habitude, qui est un premier pas vers la versification rythmique des Byzantins, devait rendre bien plus sensible à la lecture le caractère « chantant » que je signale. On a vu plus haut qu’elle se rencontrait déjà chez le fabuliste Babrius.