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CHAPITRE IV. — LA POÉSIE ALEXANDRINE

D’autre part, il y a, dans ses bucoliques, tant de fraîcheur d’imagination qu’on ne peut en reculer trop tard la composition. Le plus simple, et en même temps le plus sûr, est donc d’étudier ses œuvres surtout par genres, en reléguant la chronologie au second plan. Mais il faut d’abord dire quelques mots de son génie, qui relie entre eux tous ces genres divers et les rapproche quelquefois d’une manière inattendue.

L’originalité de Théocrite, parmi tant de beaux esprits ses contemporains, est d’avoir eu, plus que personne alors, deux qualités : une sensibilité forte et vibrante, et le don tout dramatique de créer des personnages vivants.

Cette sensibilité vient moins du cœur que des sens ; mais, dans ces limites, elle est sincère et profonde. Théocrite ne voit pas seulement le monde extérieur (et personne d’ailleurs n’en a plus que lui la vue nette, plastique, colorée) ; il en jouit par tous ses sens ; il l’entend, le touche, le flaire, le goûte, le respire : pour lui, la coupe nouvellement façonnée sent encore l’argile[1] ; la toison de Lycidas sent la présure[2] ; les parfums de l’automne flottent sur la fête des Thalysies[3]. La douceur fraîche de l’ombre et de l’eau, le moelleux d’une couche épaisse d’herbes sèches sont vivement sentis et décrits. Il entend le murmure de la source et le chant des cigales : tous les doux bruits de la campagne emplissent son oreille. Il est capable de passion vraie, d’amour violent : amour tout sensuel, mais sincère, emporté, douloureux parfois, très différent des amours de tête que provoquent des « Iris en l’air » et qui s’exhalent en énumérations mythologiques à la façon d’Hermésianax. Dans Théocrite, on sent l’homme, comme dirait Martial : hominem pagina

  1. Idylles, I, 27.
  2. id., VII, 16.
  3. id., VII, 142 : π'αντ’ ὦσδεν θέρεος μάλα πίονος, ὦσδε δ’ ὀπώρας.